Kanonenfieber - Menschenmühle

Chronique CD album (50:40)

chronique Kanonenfieber - Menschenmühle

Intrigués, hameçonnés même par cette pochette, n’est-ce pas ?

 

Vous avez été attirés en fait par une lithographie d’un artiste magyar Mihály Biró (1886-1948), dessinée à la demande du Parti social-démocrate hongrois et à l’occasion d’un congrès antimilitariste organisé en novembre 1912 à Budapest. Même si cette carte postale de propagande sera largement diffusée en 1914-1915, elle dénonce davantage « les horreurs de la guerre » balkanique en cours, que la violence de masse d’un conflit mondial à venir que bon nombre d’Européens souhaitaient d’ailleurs ardemment.

 

Quoi qu’il en soit, quel cover artwork ! Quelle première calotte !

 

L'artwork : lithographie de Mihály Biró

Traduction : « Contre les horreurs de la guerre. Les travailleurs de Budapest marcheront et manifesteront ce dimanche après-midi à Tattersaal. Chaque ouvrier se doit de protester contre les massacres. Le Parti social-démocrate de Hongrie. »

 

Après les Suédois de Sabaton (ouch ! désolé…) et de Legions Of War, les Américains de Minenwerfer et de Panzerfaust, les Ukrainiens de 1914 ou encore les Français de FT-17, vient donc le tour de l’Allemand de Kanonenfieber, projet solo sorti de nulle part. En fait si : de Bamberg au sud du pays. Ce type, qui se fait appeler « Noise », se permet même de soutenir sa première sortie avec son propre label : Noisebringer Records. Musicalement Kanonenfieber est moins cru et féroce que Minenwerfer et se place dans le même registre que celui de 1914, mais tout de même une classe au-dessus. Noise éreinte formidablement bien les surfaces de contact entre Black, Death et Doom Metal, associées à une lichette de thrash classique offrant des passages frénétiques et bien catchys ("Dicke Bertha"). Les lignes de chant sont elles aussi bigarrées, menant de front shrieks BM, growls Death et saillies HxC. Les premiers instants de "Die Feuertaufe" impressionnent par la qualité d’une production simple, sans faille, mais suffisamment puissante. Aussi puissante au demeurant que la période que Noise a choisi d’investir. Il est donc aisé d’y poser les oreilles. Les variations de rythmes sont constantes, et d’abord au sein même de chaque pièce (flagrantes à l’écoute de "Die Schlacht bei Tannenberg" par exemple). Les samples, quant à eux, ne sont pas aussi présents et pesants que chez 1914 : les rajouts ambianceurs ne se composent pour l’essentiel que d’extraits de discours et messages radiophoniques. Notons seulement ici et là des sifflements de bombardiers ("Der letzte Flug") et des rafales de balles (très bien placées et mélangées à la batterie dans "Grabenlieder").

 

La musique n’est qu’un point d’entrée ici, tant il est vrai que Menschenmühle ne peut être compris à sa juste mesure sans avoir à l’esprit le gros travail de recherche effectué en amont, qui se retrouve dans les paroles fortes et poignantes de cet opus. Un apport décisif ! La musique et les mots mettent nos tripes dans un putain d'étau ("Grabenkampf", "Ins Niemandsland") :

« En avant vers la tempête, au combat !

Alors ils nous balancent dans le no man’s land.

Ferme les yeux, ton cœur brûle !

Alors ils nous balancent dans le no man’s land. »

 

Tous les morceaux prennent les traits de véritables notices historiques. Ils renvoient en effet – côté allemand, bien sûr – à un rapport militaire, à une correspondance personnelle, à un journal, à des notes, à un carnet de guerre, à des mémoires, à des souvenirs de guerre et/ou de captivité appartenant à un combattant décédé ou à un soldat survivant. On retrouve alors chez Kanonenfieber, en souhaitant « commémorer les victimes innombrables » de cette guerre mécanique et industrielle, la même honnêteté, la même sincérité, mais aussi la même intensité que celles dont ont fait preuve les témoins de la Grande Guerre. Cette musique de témoignages (Noise a été épaulé par un ami historien), d’un côté, cette littérature de témoignages, de l’autre, semblent comme connectées par une même aventure intellectuelle mise en mouvement par des personnes dont rien, dans leurs parcours respectifs dans le présent comme dans le passé, ne présageait a priori un tel intérêt pour l’écriture et la composition. Comme si ce conflit, par les multiples épreuves et maux qu’il a infligés, révélait un puissant mais implacable pouvoir de créations. Mais dans quel(s) but(s) alors, si ce n’est laisser coûte que coûte une trace ?

 

Parcourir chaque titre de Menschenmühle, c’est prendre en pleine face une succession d’événements accablants et traumatiques, c’est découvrir des trajectoires prises au piège d’un drame collectif, avec ses expériences des tranchées, sa guerre d’artillerie et ses bombardements. Cette écriture combattante offre aux auditeurs l’opportunité de souligner le déroulement parfois aberrant des opérations et les horreurs des combats. Chez Kanonenfieber comme chez les témoins retrouvant ici leur voix, l’incompréhension se mêle à la sidération et parfois à l’impuissance. Débarrassé de tout patriotisme malvenu et dépourvu de toute glorification nauséabonde, le verbe est souvent âpre. Mais Noise, transformé durant ces 50 minutes en « Louis Barthas au bracelet clouté », en « Louis Bobier à la veste à patchs », n’efface pas les instants de trêves et de fraternisation dans les tranchées, qui esquissent une véritable communauté de souffrances, dont fait écho la courte mais détonnante outro "Verscharrt und Ungerühmt", réduite à sa plus simple expression artistique avec sa voix et sa guitare sèche :

« Et avec la même loyauté,

Même peur et mêmes remords,

Pères, fils, époux,

Là-bas dans la tranchée ennemie »

 

Factuellement consistant et musicalement trippant, Menschenmühle est donc une véritable idiosyncrasie musicale, un construit profondément personnel, sans doute un album-miroir des craintes et des peurs propres à son créateur, bien réelles et bien contemporaines celles-là. Si l’historien que je suis avait déjà apprécié le travail documentaire et l’identité visuelle déployés par 1914, le metalhead que je suis avait grandement été déçu, voire frustré par le Blackened Death/Doom alors proposé. Ici, le temps de ce bel ouvrage, l’un et l’autre ont été nourris, comblés, réconciliés !

 

Voilà LA grosse surprise de cette première partie d’année 2021, mais l’essentiel est ailleurs : merci à Noise et son Kanonenfieber – pour reprendre les mots de Jean Norton Cru, « témoin au cœur du témoignage » – d’avoir rendu hommage en musique et en mots à ces « frêles machines de chaire », dont les témoignages « représentent une manifestation unique de la pensée […], un accès de sincérité collective, une confession à la fois audacieuse et poignante, une répudiation énergique de pseudo-vérités universelles ».

photo de Seisachtheion
le 23/04/2021

5 COMMENTAIRES

Eric D-Toorop

Eric D-Toorop le 24/04/2021 à 21:32:53

Merci pour la découverte.

Seisachtheion

Seisachtheion le 26/04/2021 à 18:52:10

Et toi merci de l'avoir reprise dans ton émission 😊😉

Vincent Bouvier

Vincent Bouvier le 26/04/2021 à 20:07:03

On parle de quelle émission là? 😑

Seisachtheion

Seisachtheion le 26/04/2021 à 20:22:47

Celle-ci Nounours
https://www.facebook.com/114750888543015/posts/5856557207695659/?sfnsn=scwspwa

Crom-Cruach

Crom-Cruach le 24/01/2024 à 16:37:17

Putaing, c'est vachement bien.

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