Verdun - Astral Sabbath

Chronique CD album (53 mn)

chronique Verdun - Astral Sabbath

Tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz : tel est le sous-titre du tableau de 1917, créé par l’artiste franco-suisse Félix Vallotton (1865-1925). Ce tableau représente un paysage lunaire, dévasté par les forces naturelles et la puissance destructrice de la guerre. Alors qu’on distingue au centre de la toile une terre bouleversée, hérissée de troncs d’arbres sectionnés, réduits à l’état de moignons, des faisceaux lumineux colorés se croisent au-dessus de flammes et de nuées de gaz blanches et noires en formant des triangles. S’abattent aussi les lignes obliques de la pluie (mais il pourrait tout aussi bien s’agir d’une averse de balles). La vision d’ensemble est celle d’un paysage de guerre où s’affrontent des forces antagonistes. Les forces « industrielle » et « naturelle » conjuguent leurs effets destructeurs : la pluie, les nuages de gaz, les éclats d’obus colorés de vert, de rouge, de bleu se mêlent et se superposent pour composer ce paysage d’apocalypse.

 

Mais où sont les combats ? Où sont les soldats ? Où est l’Homme ? En fait, l’artiste a été profondément choqué par cette guerre moderne dans laquelle les machines et les armes sont tellement puissantes que les hommes n’ont plus de prise sur elles. Il rend compte ici de sa profonde désolation. La violence extrême des combats, portée spécialement par le déferlement de l’artillerie et la frénésie des obus, provoque la désagrégation du paysage, la disparition, l’effacement de l’humain derrière les machines de guerre qu’il a pourtant conçues. Voilà Félix Vallotton réduit à souligner – avec audace et abstraction – le déchaînement des moyens implacablement mis en œuvre pour détruire l'adversaire. Il fait de ce paysage stérilisé le témoin de la puissance destructrice et de la déshumanisation de la guerre industrielle.  Dans une guerre mécanisée, les êtres humains sont effacés, niés, oblitérés. Même l’artiste semble avoir perdu pied…

 

Ah oui, bon sang, j’allais oublier de vous mentionner le titre principal de cette œuvre sublimement glaçante et illustrant avec brio la mise en abime entre guerre et création : Verdun*…

 

 

Pour être tout à fait franc avec vous, il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour effectuer cette analogie entre cette œuvre picturale et l’œuvre musicale d’un autre … Verdun. Ce groupe de Doom / Sludge Post-Hardcore, formé à Montpellier en 2010, devenu quartet pour leur nouvel album Astral Sabbath, a développé un univers mental et conceptuel très marqué, qui m’a rappelé l’identité visuelle et graphique puissante de ce tableau. À une différence majeure près : avec Verdun, Vallotton bouleverse son trait de pinceau, quitte le temps d’une seule œuvre la fraicheur et la légèreté de son travail de Nabis et puise dans les ressources du cubisme pour créer avec des éléments simples : des lignes droites, des angles saillants, des couleurs pures, des dimensions perturbées ; ce Verdun est une tentative isolée et singulière qui n’aura pas de suite esthétique. À rebours, Verdun n’a cessé de creuser le même sillon conceptuel et musical depuis sa création. Sans doute vous moquez vous des albums-concepts, mais là, LÀ, votre approche s’en trouverait tronquée, bancale, biaisée. Dans la mesure où il est inutile de faire ici de la paraphrase malhabile, je laisse ici la parole aux membres du groupe. Ils nous donnent les clefs de compréhension d’Astral Sabbath : « The Cosmic Escape Of Admiral Masuka, un premier EP [2012], marque les prémices du concept jalonnant Verdun, les débuts et fins de Demon-Masuka. Ivre de rage, celui-ci s’est jeté dans un trou noir. Réduit ainsi à l’état de particules, il flotte à travers le cosmos à la recherche d’un nouveau corps. Quatre ans plus tard, avec The Eternal Drift’s Canticles, ce spectre quantique, tout comme Verdun, poursuit sa destinée errante. Parallèlement, une autre histoire se dessine : celle de l’arrivée imminente d’un "Second Soleil", un cataclysme qui éradiquera toute vie sur Terre. […] Le 15 Novembre 2019, l’heure est venue, Astral Sabbath est né. Nous sommes le 06 Août 1945 à Hiroshima [Tiens, tiens, la guerre nucléaire n’est-elle pas la forme paroxysmique de la guerre industrielle et technique vitupérée par Vallotton… ?], une énorme boule de feu apparaît dans le ciel et derrière elle : le néant. Un nouveau-né survécut miraculeusement parmi les décombres. On lui donnera le nom d’Akira-Masuka. » L’artwork signé Sinpiggyhead et le clip-vidéo de "L’Enfant Nouveau", placé en tête de gondole promotionnelle du nouvel opus, ont le mérite de mettre en image de telles acceptions, sans doute un peu obscures pour d’aucuns après une première lecture. J’étais, je suis sans doute encore de ceux-là…

 

La musique de Verdun est défendue par ses propres membres comme « un cercle sans fin », une « boucle temporelle » où la fin de l’album de 2019 renvoie au début de l’EP de 2012. Donc pas d’originalité de ce point de vue : avec Astral Sabbath, Verdun fait du Verdun. Cela ne m’empêchera pas de mettre en exergue la qualité remarquable de la production. Les sept morceaux et leurs presque 54 mn ont été enregistrés puis mixés avec soin par Cyrille Gachet (Year Of No Light, Fange, Monarch, The Great Old Ones, Bagarre Générale, ...), avant d'être masterisés avec talent par Bruno Varea (Blut Aus Nord, Yerûselem, Aevangelist, Acod, …). Savamment placée, la base rythmique est sans surprise surdéterminante : la lourdeur poisseuse et dépressive du Doom/Sludge l’impose ! Elle doit faire bien des ravages en concerts, proche de provoquer dans le bas-ventre des vibrations pré-orgasmiques … En outre, le passage de deux guitares à une seule, en dépit des indispensables adaptations qu’il a nécessitées, n’a pas négativement impacté l’édifice de cet album. Il arrive, enfin, que la voix soit légèrement mise en retrait dans le mix final et c’est à dessein, je pense, que cela a été fait : la voix en retrait des instruments, comme l’homme en retrait des machines…

 

Au regard de sept étapes de ce périple musical, Astral Sabbath commence par le morceau le moins probant. "Return Of The Space Martyr" propose en effet un mid-tempo pas désagréable, mais ultra-classique. Un peu plat et traînant trop en longueur, ce morceau monolithique de 9 minutes ne se réveille qu’à la toute fin. C’est un peu tard. Mais ne lâchez pas l’affaire ! "Darkness Has Called My Name" ne quitte certes pas son tempo verdunesque, mais cette compo plus rugueuse dans sa première partie accroche davantage les esgourdes et retient davantage l’attention, malgré une grande respiration à partir de la cinquième minute. La guitare de Jérôme Pinelli est ici très expressive, semblable à des complaintes, qui se marient efficacement avec les lamentations vocales de David Sadok. On retrouve d’ailleurs cette même trame au début de "The Second Sun", avant que ce dernier se distingue lors des deux derrières minutes par des riffs plus psychédéliques, presque cosmiques. L’interlude de deux minutes "Интерлюдия", quant à lui, est marqué par une mélodie étonnamment chaude, structurée à merveille par les lignes de basse de Florian Celdran, avant que les riffs de guitare, qui claquent comme des sirènes d’alarme post-apocalyptiques, viennent à deux reprises en interrompre la rondeur. Un beau moment. Vient ensuite un des morceaux-clés de l’album, "Venom(s)", enfin signalé par une accélération. Accélération(s) ? Bon d’accord, il faut s’entendre ; cela reste du Verdun, donc il s’agit plus d’un frémissement, d’oscillations rythmiques plus affirmées, autorisant malgré tout Geraud Jonquet à se dégourdir les guiboles à la batterie et de sortir de sa torpeur – attention une torpeur assumée ! – à la fin de la première minute et surtout avec l’excellent – et remuant, si si ! – passage après 4 mn 13 s. La basse s’entremêle alors à merveille avec la double et c’est très bon ! Cette variation, perceptible aussi au mitan de "The Second Sun", est donc plus que bienvenue : elle est nécessaire !

 

"L’Enfant Nouveau", l’une des propositions les plus ramassées d’Astral Sabbath – six minutes tout de même ! – se démarque des autres morceaux par le choix de passer les vocals en français et cela a son p’tit effet : il s’en dégage en effet plus d’émotions, mais aussi plus de proximité avec la musique exigeante de Verdun. De son côté, l’épilogue "Astral Sabbath" qui offre le nom à l’album m’a causé bien des soucis. Longtemps perçu avec la même déception que "Return Of The Space Martyr", il a pu tirer profit des réécoutes, et il se peut que cela vous arrive également ! La pesanteur étouffante se dégagent à la fin de la deuxième minute – reprise par la suite – donne du coffre à une compo partie bien timidement, mais heureusement traversée par des riffs aériens et pénétrants qui parviennent à la fin à embarquer l’auditeur vers des contrées émotionnelles non feintes.

 

Revenons, pour terminer, à notre très attachant Vallotton, ce Suisse naturalisé dégoûté de n’avoir pu faire la guerre de 14 – trop vieux ! – et condamné à mobiliser ses talents et à canaliser son énergie non avec une arme, mais avec un pinceau. À lire cet extrait du Crapouillot du 1er avril 1919, son Verdun a fort bien été reçu par la critique de l’époque : « Voilà bien la guerre des machines et de la science sans les éléments de pittoresque chers à la peinture militaire d’autrefois. Par des volumes savamment juxtaposés et des grands pans colorés, Vallotton fixe les aspects infernaux du combat moderne ; sombre volutes, flammes géantes, fusées tragiques, bouillonnements de gaz jaunâtres, telle est l’œuvre que lui suggère le nom légendaire de Verdun ». Verdun – soyons sérieux un p’tit peu – n’est pas une « légende ». Cependant, voix écorchée en avant et instrus au poing, les gars du 3.4. sont placés, avec Hangman’s Chair, à la tête d’une cohorte impressionnante de groupes (Déluge, Regarde les Hommes Tomber, Heaume Mortal, …) qui, plus ou moins biberonnés au Black Metal, font du Doom/Sludge/Post-Hardcore une valeur sûre et structurante de la scène metal hexagonale. Fichtre, que de talents !

 

 

 

* Pour information, ce tableau est conservé à Paris, au Musée de l’Armée des Invalides (Département des deux guerres mondiales, « salle des Poilus »).

 

 

photo de Seisachtheion
le 14/11/2019

3 COMMENTAIRES

gulo gulo

gulo gulo le 14/11/2019 à 11:39:24

La brang-lée

Dams

Dams le 17/11/2019 à 19:48:49

Excellente découverte !

Xuaterc

Xuaterc le 20/11/2019 à 11:21:55

Larryyyyyyyyyy, l'historien parle aux historiens

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anonyme


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