Elder - Innate Passage

Chronique CD album (53:53)

chronique Elder - Innate Passage

Au jeu du portrait chinois, quelqu’un sur Youtube a comparé la musique d’Elder à un kaléidoscope. Pertinente métaphore, quand on y pense. En réalité, nous lui en préférons une autre, que nous empruntons à Marc Rosmini dans son livre sur les road movies :

“(…) Le road movie exprimerait, comme les autres genres mais à sa manière propre, l’essence du cinéma. Dans tous les films, ou presque, les images s’enchaînent et se succèdent : soit que l’image se modifie par le mouvement des personnages dans le plan, soit qu’elle se transforme via les mouvements de caméra ou les modifications de la focale, soit que le plan laisse sa place à un autre plan par le biais du montage. Si l’on se concentre sur ces modifications incessantes, le déroulement de la pellicule donne l’impression d’une insatisfaction, comme si le film lui-même était en quête de l’image ultime. Chaque image congédie irréversiblement l’image précédente, tout en étant destinée à être elle-même dépassée - sauf la dernière image, peut-être.”


C’est de ce principe que procède la musique d’Elder. Elle se déroule et s’enroule sur elle-même pour mieux se déployer. Inexorablement, elle aligne ses plans, ses riffs, ses motifs, sans regarder par-dessus son épaule. Elle se nourrit d’elle-même et s’enrichit à chaque transition, chaque nouvelle partie, chaque nouveau solo de guitare. Elle trace une route que l’auditeur arpente à sa suite, le pas léger, tellement léger, qu’il finit par quitter le sol aussitôt fleuri pour prendre son envol vers un firmament cosmique. C’est tout un paysage aux mille et une nuances qui se dessine au fur et à mesure que l’album se dévoile dans toute sa complexité, étirant l’espace et le temps à sa guise dans d’épiphaniques explosions de couleurs et de scintillements. Plus qu’un road movie, “Innate passage” est un road ovni.

 

La nature humaine, notamment celle qui se révèle sous le lacis des relations sociales superficielles, derrière les sourires de surface, les concepts creux qu’on brandit pour se forger un succédané de personnalité ou un ersatz de sens de l’humour, en espérant que son public ne se rendra pas compte de la supercherie, peut décevoir quiconque sachant lire entre les lignes a néanmoins fait le pari de lui accorder sa confiance et sa foi en un nivellement par le haut qu’elle se montre, in fine, incapable de poursuivre. Au contraire, Elder semble appartenir à ces groupes qui jamais ne déçoivent, quelles que soient les projections et les attentes. Il n’y a guère que les pédants au fond de leur baignoire qui pensaient appartenir à une espèce d’élite chimérique en affirmant sans jamais vraiment maîtriser le sens du vocable péremptoire qu’il s’agit là d’un des meilleurs groupes de toute l’histoire des affirmations avant de s’apercevoir que nous sommes légions à hisser ce groupe au sommet de la chaîne alimentaire de la musique et partant, à lui conférer une sorte de statut mainstream, dans un consensus laudateur, pour finir sans même s’apercevoir de leur incohérence, dans un souci de singularité motivé par la vanité, par se contredire et lui tourner précautionneusement, timidement et maladroitement le dos, en s’appuyant sur les valeurs sûres et incontestables que représentent ses 1e œuvres, parmi lesquelles “Lore” et “Reflections of a floating world”. Bel aveu d’incompréhension de l’évolution du groupe.

 

A l’instar de formations comme Mastodon, Elder ne se repose pas sur ses lauriers mais s’appuie sur ses acquis pour aller de l’avant, explore sa propre cosmogonie pour embrasser le chemin de l’Evolution, naturellement, avec l'assurance des artistes jamais en mal d’inspiration, sûrs de leurs moyens et l’évidence des œuvres qui marquent toujours un temps d’avance sur leur auditoire, au-delà des espérances de celui-ci. Au risque (mesuré) de perdre du monde en chemin, mais avec la certitude de rencontrer un nouveau public venant gonfler les rangs des fidèles qui comprennent la démarche. Nous laissons aux nostalgiques des débuts qui n’entendent pas les envolées de génie ni les plans mémorables qui parsèment ce nouvel opus l’écoute des 1e méfaits du groupe qui pourtant contiennent en germe tout ce qu’on trouve ici, notamment l’approche résolument prog de sa musique. Nous ne chercherons pas à les convaincre, après tout, on ne donne pas à boire à un âne qui n’a pas soif, mais nous livrons ici un scoop : au-delà des goûts et des couleurs, si vous ne retenez rien de ce nouvel album, c’est que vous ne le méritez pas. Car, sans vouloir nous montrer condescendants, nous ne prenons guère de risque à affirmer qu’”Innate passage” appartient à cette famille d’albums qui se méritent. Il exige moult écoutes pour commencer à livrer ses arcanes, et encore, il continue, malgré tout, à garder jalousement ses secrets les plus enfouis. Pour autant, s’il peut se montrer rétif dans sa globalité, il n’impose aucune distance entre ses trésors et l’auditeur. Au contraire, il lui tend la main de ses mélodies amènes, dès les 1e mesures du titre d’ouverture, autant de perches à saisir pour espérer épouser la fluidité de son inextricabilité.

 

“Innate passage” constitue le 6e album d’Elder, après un projet solo de Nick DiSalvo, chanteur-guitariste, sous le nom de Delving, et une collaboration surprenante et réjouissante avec les Teutons de Kadavar, leurs nouveaux voisins (les Américains se sont installés à Berlin) sous le blase d’Eldovar. Il se compose de 5 titres, entre 8 et presque 15 minutes chacun, le temps nécessaire pour laisser défiler les paysages qu’ils dessinent au gré des écoutes. Un connoisseur de la discographie du groupe remarquera dès la 1e rotation du disque que sa musique se déprend de sa relative rage et de sa lourdeur un brin doomesque des débuts pour adopter un ton plus alerte, sans pour autant céder à une quelconque paresse ou autre facilité. Au contraire. Ça virevolte à l’envi, et les structures des titres, en apparence simples car relevant de l’évidence, s’organisent de façon à laisser toutes les bonnes idées, et elles sont pléthores, en embuscades. Il suffit d’écouter “Catastasis”, pour saisir l’idée : ses soli de clavier virtuoses en diable se tapissent au détour d’un riff, toujours là où on ne les attend pas, notamment sur son final, mais pas uniquement. Le chant pointe des directions que l’assise musicale semble suivre avant qu’on se rende compte que celle-ci agit presque de manière indépendante pour élargir l’horizon de la chanson. En 10 minutes, le titre sait prendre son temps, opérer des pauses, des respirations, avant de s’emballer, sans ostentation, avec toute la subtilité des errances qui savent où elles nous emmènent. Quant aux morceaux de bravoure, aux envolées, qui séduisent tout auditeur qui découvre les 1e albums d’Elder, ici, elles s’intègrent dans la maestria de l’ensemble, elles se montrent à son service et ne s’en servent pas pour briller individuellement. C’est pourquoi il convient d’accorder une attention accrue pour embrasser la globalité des qualités de l’album, qui forment un tout homogène. Evidemment, l’album ne se montre pas hermétique pour autant, il offre une 1e couche accessible à la 1e écoute, celle qui laissera une impression agréable (et paradoxalement, un arrière-goût de frustration, voire de déception, à certains habitués) dont on se contente volontiers pour passer un bon moment, ou qui fait plus judicieusement comprendre qu’il s’agit de la couche superficielle d’un vernis qui cache 1001 trésors. La magnifique partie basse/batterie, somme toute relativement furtive et fugace, aux ¾ de “Elder endless return”, outre son entrain et son placement idoine, représente une belle illustration à notre propos : une oreille distraite l’estimerait anecdotique, une plus avisée l’identifiera comme un des moult repères auxquels s’accrocher pour comprendre à sa juste valeur la qualité d’écriture et d’exécution de l’album. Lorsqu’on rencontre la vivacité d’un titre comme “Merged in dreams”, couplée au caractère plus posé du chant, que viennent tutoyer le groove insensé de l’ensemble et ses soli complètement débridés, on peut alors comprendre qu'on se trouve face à un album qui ne joue pas la carte de la démonstration, nonobstant sa virtuosité indéniable, mais qui se construit sur l’équilibre des forces qu’il invoque.

 

Dès lors qu’on se plonge corps et âme dans “Innate passage”, on entame, pour en revenir à notre métaphore cinématographique du début de notre chronique, un voyage dont la destination se déplace en même temps que nous, que la route qu’on arpente, que l’album qu’on écoute. Un mouvement perpétuel qui emporte tout sur son passage : musique elle-même, auditeur, et partant, l’univers tout entier. Le contenu de l'album représente autant de rencontres qu’on ferait en chemin, et comme dans tout récit qui sait prendre son temps et qui s’attarde sur les détails, au point de faire parler la poésie de l'hors-champ, chaque personnage qu’il croque avec ses instruments prend vie instantanément, existe dès son apparition, avec son passif et sa destinée, pour participer de la cohérence de l’histoire que la musique nous raconte et celles qu’on s’invente à son contact.

photo de Moland Fengkov
le 31/01/2023

6 COMMENTAIRES

Fiona

Fiona le 31/01/2023 à 12:57:11

C'est vraiment une superbe album qui emploi très bien de multiples instruments. Votre chronique retrace vraiment bien les émotions que j'ai pu ressentir.

Moland

Moland le 31/01/2023 à 13:29:46

Merci de l'avoir lue, Fiona. Je n'en ai moi-même pas fini d'en faire le tour, tellement cet album s'avère plus complexe et plus riche qu'il n'y paraît. 

Tak

Tak le 31/01/2023 à 16:56:11

Superbe chronique, qui décrit très bien la magie et la puissance qui se dégage de ce nouveau Elder. Perso, j'avais adoré Omens, là où beaucoup lui avaient reproché sa relative "sagesse", ses velléités metalliques en retrait ou ses supposées trop riches constructions et apprécie énormément cette nouvelle approche, plus "prog'", qu'on ressent chez eux depuis quelques années. Et je trouve que ce nouveau visage leur convient à merveille et ce Innate Passage le prouve encore une fois haut la main !
Probablement le meilleur skeud du genre sorti l'année passée, avec le Regenerator de King Buffalo et quelques autres :)

Moland

Moland le 31/01/2023 à 17:16:15

@Tak, Merci de l'avoir lue. Et je ne peux que plussoyer ton propos. Beaucoup restent cantonnés à "Lore" et "Reflections..." et n'ont pas su saisir le processus d'évolution de la musique du groupe.
Sinon, dans un autre délire, mais dans une veine très prog à leur façon, je retiens aussi, de l'année dernière, les albums de Wo Fat (chronique ultime à venir), de Path of Might (chronique ultime déjà chez nous), le parfait chaînon manquant entre Mastodon et Elder, justement, et enfin, Ealdor Bealu. 3 énormes coups de cœur pour moi en 2022. 

Tak

Tak le 04/02/2023 à 18:18:46

Le Path of Might très bon également, j'approuve (et découvert grace à la chro' que j'ai pu lire ici, d'ailleurs). Et je rajouterais également à ce petit classement le superbe Atma de My Sleeping Karma, qui flirte souvent avec le post-rock à papa, mais qui fait néanmoins très bien le job.

Wo Fat j'en ai entendu parler vite fait, mais pas écouté encore, je testerais peut-être à l'occase, merci pour le tip :)

Moland

Moland le 05/02/2023 à 13:55:28

Han, content d'avoir fait découvrir Path of Might. Tellement passé sous les radars. Bien dommage. Et oui, le MSK est très bien. Quant à Wo Fat, tu m'en diras des nouvelles. 

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