Katerina Gogou - Στο Δρόμο
Chronique CD album (31:17)

- Style
Poésie / expérimental / rock - Label(s)
Columbia - Sortie
1981
écouter "I Monaxia"
Mes amis à moi sont des oiseaux noirs.
Mes amies à moi sont des fils d'acier tendus.
Ce n'est pas d'or que sont faits les pavés des rues d'Athènes. Peut-être plutôt de fatigue et de sueur. Les édifices antiques visibles en de nombreux points, les ruines d'une époque révolue, surplombant la ville, n'ont pour écho dans les rues contemporaines qu'un ensemble de mélancolies, de frustrations, de journées qui tentent de s'arracher à la misère.
Στο Δρόμο, « dans la rue », il n'y a qu'un enchevêtrement d'existences marquées par un état paradoxalement partagé : Μοναξιά, « la solitude ».
« La solitude... Notre solitude, je veux dire. C'est de notre solitude que je parle. C'est une hache entre nos mains qui, au-dessus de vos têtes, tourne tourne tourne tourne ».
Cet état, ce sentiment, Katerina Gogou l'a traîné dans son sillage, dans son histoire, dans sa poésie qui en est imprégnée, dans tous les recoins poussiéreux de sa ville natale.
Athènes...
Elle en a écrit, des lignes, à propos de ce qu'il s'y passe, ce qui y vit, ce qui y finit.
Mes amis à moi sont des oiseaux noirs
Qui se prélassent sur les terrasses de maisons délabrées
A Exarchia, Patisia, Metaxourgio, Mets...
Surnommée « l'anarchiste de la solitude », poétesse et actrice, c'est dans ces quartiers qu'elle a fait sa vie, à « remonter et descendre sur Patission, remonter et descendre sur Patission. Notre vie, c'est Patission. […] Nous passons toute notre vie affamée sur la même voie. Humiliation Solitude Désespoir. Mais bon. On ne pleure pas. On a grandi. Seulement quand il pleut, on suce secrètement notre pouce. Et on fume. » (Η Ζωή Μας Είναι Σουγιαδιές, « Notre vie ce sont des couteaux »).
Elle y est née en 1940. Un an plus tard, les nazis occupent la ville. Puis vient la guerre civile.
Plus tard, ce sera la dictature des Colonels (1967-1974) alors que presque partout dans le monde, 1968 était synonyme de révolte. Il y a quelque chose dans l'histoire grecque qui se reflète dans la mélancolie de sa musique, dans l'aspect sombre de sa littérature. Et donc dans les mots de Gogou.
Ce disque, Στο Δρόμο, sort en 1981 (bien qu'il ait été réédité en 2014). C'est-à-dire à peine quelques années après la fin de la dictature, qui avait interdit par loi l'ensemble des musiques jugées déviantes, grosso modo l'ensemble de ce qui pouvait se faire dans cette période qui, ailleurs dans le monde, était en grande partie contestataire. L'esprit de 1968, vous voyez de quoi je veux parler. Ces influences sont donc relativement peu présentes en Grèce à l'époque. C'est une donnée à bien garder en tête à l'écoute de ce disque, car l'accès à ces influences étaient – de fait – très limité. Et c'est bien aussi ce qui rend l'aspect expérimental de ces quelques dizaines de minutes aussi particulier.
Ce disque, c'est une mise en musique de certains des poèmes de Katerina Gogou, qu'elle lit elle-même. Car comme elle le dit dans l'un de ses titres, « Θέλω Να Κουβεντιάσω, Je veux discuter ».
Katerina Gogou veut parler de sa ville, de la vie que l'on y mène, des « rues qui se perdent dans les hommes » (Κοίτα Πως Χάνονται Οι Δρόμοι), des angoisses et de la répression de la dictature (mais pas seulement), des « coupures de journaux où l'on voit quelqu'un qui, disent-ils, est toi. Je sais que les journaux mentent parce qu'ils ont écrit qu'ils t'ont tiré dans les jambes. Je sais qu'ils ne tirent jamais dans les jambes. La cible, c'est le cerveau. Fais attention, hein ? » (Καμιά Φορά)...
Mais aussi des révoltes et des jours heureux, peut-être à venir : Θαρθεί Καιρός...
« Il viendra un temps où les choses changeront.
Souviens-t-en, Maria.
Souviens-toi, Maria, pendant les pauses de ce jeu
où nous courrions avec le temoin à la main
– ne me regarde pas moi – ne pleure pas.
L'espoir, c'est toi.
Ecoute, un temps viendra
où ce seront les enfants qui choisiront leurs parents
ils ne sortiront pas au hasard
il n'y aura pas de portes closes
avec des gens recroquevillés là-dehors ;
et le travail ce sera nous qui le choisirons
nous ne serons pas des chevaux auxquels on regarde les dents.
Les gens – penses-y !– parleront avec des couleurs,
d'autres avec des notes.
Conserve seulement
dans un grand récipient d'eau
des mots et des sens comme
inadaptés – oppression – solitude – prix – profit – humiliation
pour la leçon d'histoire.
Maria – je ne veux pas te mentir –
ce sont des temps difficiles.
Et il en viendra d'autres.
Je ne sais pas – n'en attends pas trop de moi –
de tout ce que j'ai vécu, de ce que j'ai appris, de ce que je dis
et de tout ce que j'ai lu il y a une chose que j'ai bien retenue :
« L'important est de rester humains ».
Nous la changerons, la vie.
Malgré tout, Maria. »
La musique, que l'on suit sur les neufs pistes pour autant de poèmes qui constituent Στο Δρόμο, est difficile à décrire.
Comme on le disait plus haut, derrière la voix de Katerina Gogou qui lit, qui parle, qui éructe parfois ses textes (donnant forcément un aspect très théâtral et cinématique à l'ensemble, collant à la carrière de Gogou dans le cinéma de l'époque), les arrangements de Kiriakos Sfetsas sont variés, mais viennent surtout d'on ne sait où.
Empruntant parfois au rock expérimental, alternatif et/ou progressif, vaguement jazzy par endroits, orientalisant à d'autres, certaines plages semblent plus à rattacher à la vieille instrumentation populaire, avec ici et là des violons, des cuivres et des synthétiseurs qui installent des ambiances étranges. Si les dissonnances peuvent accompagner les textes dans leurs lignes les plus abrasives, les acceptions sont parfois plus douces, ou confuses, pour un résultat général relativement expérimental et si particulier du fait de son contexte de création.
Si la connaissance de la langue grecque est évidemment déterminante pour embrasser ces scènes dans leur ensemble, d'autant plus qu'il n'existe que très peu de traductions de son œuvre en français, l'expérience musicale reste fort intéressante, surtout lorsque l'on a malgré tout pu lire en partie les mots de Gogou.
D'où les quelques extraits de texte que je vous propose dans cette chronique, en guise d'illustration, adaptés de traductions depuis d'autres langues que je maîtrise mieux (ne prenez donc pas ces traductions pour des objets finis, parce que ce n'est pas comme ça que les choses se font ; mais je voulais malgré tout donner une idée du fond des mots, parce qu'ils sont vraiment essentiels).
Et si, vous l'aurez compris, Katerina Gogou et sa poésie étaient ancrées dans la révolte de la misère quotidienne, elle a aussi traversé les trahisons politiques, le rejet des communistes autoritaires et la désillusion existentielle.
Mes amis à moi sont des oiseaux noirs.
Mes amies à moi sont des fils d'acier tendus.
Ils font ce qui se présente.
Ils sont toujours en voyage, mes amis
Parce que vous ne leur avez pas laissé le moindre espace.
Tous mes amis peignent de noir
Parce que vous leur avez détruit le rouge.
Ils écrivent une langue qu'eux seuls connaissent
Parce que la vôtre n'est bonne qu'à lécher des culs.
Malheureusement victime d'une censure morale réactionnaire, les enregistrements sont marqués de grands « bips » ou de sons d'alarme lorsque les mots sont jugés un peu trops « choquants », c'est-à-dire généralement lorsqu'ils en viennent aux insultes ou à certaines allusions sexuelles.
On retrouve néanmoins certains de ces enregistrements dans les films dans lesquels elle a joué, ici avec des sous-titres en anglais par exemple :
Bref. Il y aurait beaucoup à en dire, mais je m'en tiendrai à ces déjà nombreuses lignes. Je ne sais pas trop dans quelle mesure ce disque parlera aux lecteurs et lectrices de CoreandCo, du fait de la langue, du fait du style relativement éloigné de ce qu'on trouve généralement ici, mais son côté expérimental et historique pourra éveiller une certaine curiosité. Dans tous les cas, je trouvais intéressant de dire deux mots à son propos.
Ce disque est un objet particulier, articulé autour de la poésie d'une femme qui a participé à l'essor du mouvement anarchiste dans les années 1980 à Athènes, ce qui lui valait d'ailleurs d'être toujours considérée comme suspecte par la police. Elle racontait un quotidien fait d'espoirs et de défaites, de colères individuelles et de déceptions collectives, de rêves et de désillusions.
Certains de ses vers, ancrés dans la réalité, sont encore parfois tagués dans les rues d'Athènes de nos jours. D'autres sont repris dans des chansons. A travers sa poésie, Katerina Gogou fait vivre ce que vit une partie de la Grèce d'alors, mais aussi de celle d'aujourd'hui.
« Tu vois, ma vie s'est perdue entre des hommes jaunes, des vitres sales et des compromis indicibles. Je commence à vieillir, comme ce petit saule que je t'avais montré à l'angle de la rue.
Et ce n'est pas que je veux vivre.
C'est, bordel, que je n'ai pas vécu.
Et que je ne te reverrai pas ». (Πάει Αυτό Ήταν)
Mes amis sont des oiseaux noirs et des fils d'acier
Sur vos mains et autour de votre cou.
Mes amis...
Katerina Gogou s'est suicidée le 3 octobre 1993. Στο Δρόμο. Dans la rue.
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Quelques petites choses pour celles et ceux que ça intéresse :
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Les extraits de textes entre guillemets font partie des poèmes lus dans ce disque, généralement maladroitement traduits par mes soins depuis d'autres langues que le grec.
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Les extraits en italique proviennent d'un poème qui n'est pas présent sur ce disque, mais que l'on peut malgré tout retrouver mis en musique ici. Il a pour titre « Mes amis à moi » (Εμένα οι φίλοι μου) et est là encore maladroitement traduit par moi depuis une traduction italienne.
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Une biographie complète de Katerina Gogou (en anglais) peut se trouver ici.
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On trouve quelques traductions en français, peu, sur internet, éparses sur différents blogs. On peut aussi en trouver quelques-unes sur papier, dans l' « Anthologie de la poésie grecque » ou dans « Grèces : jeter l'encre, armer la page blanche » aux éditions Riveneuve.
2 COMMENTAIRES
Xuaterc le 02/04/2022 à 13:03:00
Très chouette chronique hyper documentée pour une artiste qui à l'air super chouette
8oris le 02/04/2022 à 13:35:36
Effectivement, très belle chronique!
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