Rinuwat - Dua Naga

Chronique CD album (38:54)

chronique Rinuwat - Dua Naga

Vous le savez bien, il y a des albums qui vous saisissent, qui vous happent, que dis-je, c'est une péninsule, dès la première écoute.

Dua Naga de Rinuwat a été de ceux-là pour moi.

J'ai été, et je suis toujours, fasciné par ce truc. Déjà à cause de leur incroyable et ébouroustiflante chanteuse Karina Utomo.

Et ensuite pour... tout le reste, qu'on va essayer de reprendre un peu dans l'ordre. Sauf que l'ordre, difficile d'en trouver un, tant cet album est singulier.

Quelques informations de base, peut-être : si deux de ses membres (Karina Utomo, qui chante également dans le groupe de black metal Kilat, et Rama Parwata) viennent d'Indonésie, le groupe est basé à Melbourne. Dua Naga est leur premier album.

 

Et un élément particulièrement important : « Rinuwat » signifie en gros « se libérer d'une malédiction » en Javanais.

Cette information prend tout son sens, ou en tout cas en prend un, à l'écoute de Dua Naga, tant son processus semble nous plonger dans un événement rituel, sans trop savoir si nous ne faisons que l'observer ou si nous en sommes le sujet. Mais il y a quelque chose d'assez mystique qui se dégage de ces pistes.

 

La musique de Rinuwat combine des éléments du doom/drone et ses murs de sons transcendantaux, la froideur de quelques éléments indus et parfois tirant sur le black, et tout un univers dark ambient provenant du Gamelan, ensemble d'instruments traditionnels javanais, notamment dans les percussions ; le tout associé donc au chant de Karina Utomo, à cheval entre la réalité et un autre monde spectral.

Il y a dans sa voix à la fois quelque chose de terrifiant dans sa diction et dans son ton écorché et agressif, d'ésotérique dans ses mantras et dans la sensation permanente que quelque chose se tapit en elle, prêt à exploser, mais aussi un récit qui s'instaure et duquel il est difficile de décrocher, à un point où cela en devient presque solennel, envoûtant, extrêmement immersif.

Sa diction en particulier, et ce dès ses premières interventions sur le premier morceau « Sewu », m'a fait me demander si George Lucas ne s'était pas inspiré du javanais pour développer les langues aliens de certains de ses personnages.

Cette voix terrifiante et ces mantras sur « Taring Emas » ! Karina Utomo l'explique elle-même : "mon approche des paroles pour ce morceau a été de suivre le format des anciens mantras javanais, pour tenter d'exploiter le pouvoir de la force intérieure. En le chantant ou en l'évoquant, la convergence de pouvoir et d'énergie se retrouve et se manifeste. « Taring emas, Serigala, Serigala, Serigala » est l'apex du mantra, imaginé comme devant être chanté à plusieurs voix, une incantation collective à l'énergie”.

 

Du point de vue musical, je ne sais même pas comment m'en sortir sans recourir au petit jeu foireux des comparaisons par associations de sensations. Dans l'ensemble, le côté très porté sur l'ambiance, sombre avec une foultitude de détails et porté sur la construction presque cinématographique m'ont évoqué l'excellent Luhlae x The Witch de Yrre, mais aussi des réminiscences du superbe Malval de Shora (sur « Laknat Buni » notamment), le tout se laissant façonner par des murs de son que ne renieraient pas Big|brave (dès l'intro de « Sewu », « Suro », la fin de « Niskala », plus doomesque sur la fin de « Nagaloka ») ou des ambiances qui replongent directement dans la superbe BO de Dead Man exprimée par Neil Young. Et cet aspect ésotérique / liturgique perché adjacent à des choses que l'on peut retrouver du côté de chez Lingua Ignota, bien que le fond musical soit toujours assez différent.

 

Mais clairement, l'élément central de Dua Naga, c'est l'ensemble lié au monde javanais incarné par la dualité entre le Gamelan et, on ne le répètera jamais assez, la présence incroyable de leur chanteuse. En ce sens, « Arawa » (où l'on retrouve en plus Rully Shabara Herman de Senyawa, autre groupe indonésien expérimental) et ses vocalises d'un autre-monde sont un argument exceptionnel pour dire qu'il faut écouter tout ça au casque. Les arrangements de flûte et de nombreux détails en arrière-plan de « Nagaloka », son aspect très cinématographique avec cette voix conteuse, aussi. Mais tous les morceaux sont un monde à part, dans lesquels s'abandonner, ou se faire absorber. Dua Naga, c'est un rituel, une invocation, une cérémonie dont l'auditeur n'est pas spectateur mais sujet : celui (ou celle) qui finir par se demander ce que Karina fera de ce couteau qu'est sa voix, et pour qui elle finira par trancher.

 

Cet album se propulse directement en tête de mon #TopTropTard, et se serait très probablement glissé en seconde position, voire en tête, de mon top 2021, pour donner une idée d'à quel point j'ai pu être englouti dans ces mots et dans ces ambiances. Mon seul regret, c'est que celui-ci ne soit pas plus long, du genre BEAUCOUP plus long. J'aurais clairement pu m'abandonner des heures à subir les envoûtements d'Utomo et me faire mener à la baguette sans broncher.

Je suis frustré de ne pas pouvoir rendre justice à cet album par cette chronique, dont les mots me paraissent insipides et banals au regard de ce que j'aurais voulu être capable de pouvoir dire de Dua Naga. J'espère donc juste que vous pourrez passer outre mes mots et ressentir le même type d'expérience que celle que j'ai pu toucher du doigt.

Ce ne sera clairement pas pour tout le monde, ce sera difficile à passer en soirée, et une écoute distraite ne laissera probablement pas un souvenir impérissable. Mais si vous parvenez à rentrer dans la danse, alors je vous souhaite une très bonne perdition.

De mon côté, je m'en vais poser la première pierre d'une nouvelle église et d'un nouveau culte dont Karina serait à la tête. Je n'ai jamais rien eu à faire des religions, mais je serai le premier adepte de celle-ci.

 

A écouter pour que la nuit reprenne un sens.

photo de Pingouins
le 25/11/2023

2 COMMENTAIRES

Xuaterc

Xuaterc le 25/11/2023 à 11:11:27

Tu appâtes bien, j'écoute ça rapidement/
J'aime beaucoup le concept de "TopTropTard", il faudra qu'on pense à l'inclure

Moland

Moland le 27/11/2023 à 16:58:51

Belle humilité du verbe face à la puissance de la musique 

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