Black Country, New Road - Live at Bush Hall

Dans un chapitre de l’ouvrage « Song Means : Analysing and Interpreting Recorded Popular Song », le musicologue Allan F. Moore s’intéresse à la manière dont l’auditeurice interagit avec la musique populaire. Sans trop de surprise, c’est via l’identité du chanteur ou de la chanteuse que la piste se délivre à nous ; et sans entrer davantage dans les détails, cette projection est ce que le musicologue va conceptualiser par le terme de Persona : une construction artificielle qui peut, ou non, être identique à la personne ou à la personnalité du chanteur ou de la chanteuse. La raison pour laquelle j’introduis le concept de Persona dans cette chronique est que celle-ci entre pleinement en résonnance avec le contexte qui entoure ce troisième disque de Black Country, New Road (BCNR).

Revenons rapidement en arrière : la sortie de l’acclamé Ants From Up There le 4 février 2022 fut précédée par l’annonce surprise du départ de son chanteur et guitariste, Isaac Wood, et ce en raison de complications liées à sa santé mentale. La réaction des musicien·ne·s de BCNR fut d’annuler leur première tournée aux Etats-Unis et d’annoncer qu’aucune des chansons des deux premiers albums ne sera interprétée sur scène par respect pour Wood, tout en laissant la porte ouverte à ce dernier pour réintégrer la formation dès qu’il s’en sentirait capable. Préparé à ce départ, les membres de BCNR planchaient déjà sur de nouvelles compositions ; celles-ci furent interprétées lors d’une prestation filmée au Bush Hall, avant d’être enregistrées sur album, sobrement intitulé Live at Bush Hall. Tout l’enjeu de ces nouveaux morceaux se situe dans la capacité du groupe à survivre et à s’exprimer en l’absence d’Isaac Wood, dont la personnalité et les lyrics ont profondément façonné la musique de BCNR ; au point d’injustement (mais logiquement) mettre au second plan les autres musicien·ne·s, et invisibiliser le fait que BCNR est avant tout une somme phénoménale d’artistes de talent. Le choix de la performance live s’inscrit dès lors pleinement dans cette démarche résiliente, mettant ainsi en avant l’unité d’un collectif de musicien·ne·s pleinement conscient·e·s du lourd héritage involontairement légué par Isaac Wood.

Par conséquent, il paraît logique que le premier titre de concert contienne les dernières paroles écrites par le chanteur et que le refrain s’adresse directement à lui (« Look at what we did together, BC, NR friends forever »), sans trace d’amertume ou de regret, mais bien de reconnaissance et de remerciement ; il s’agit d’ailleurs des uniques paroles chantées en chœur par les membres du groupe - la symbolique est suffisamment éloquente - et le seul titre dont le texte mentionne spécifiquement le départ de Wood. Ce n’est seulement qu’après son interprétation que Tyler Hide introduira la soirée, afin de marquer le pas et démarrer ce qui s’annonce être une ère nouvelle pour BCNR.

Dans cette volonté de se défaire de l’aura d’Isaac Wood (la fameuse Persona, toussa toussa), le chant est partagé tout au long de l’album entre Tyler Hide, May Kershaw et Lewis Evans, sabotant ainsi l’éventuelle mise au premier plan d’un·e musicien·ne qui émergerait des nouvelles compositions et annihilerait cette transition entre le vieux et le nouveau BCNR. En effet, ce Live at Bush Hall abandonne les fulgurances klezmer au profit d’un usage des cordes et des vents davantage au service du chant. Le titre « The Boy » illustre à merveille la voie qu’emprunte BCNR avec cette fable contée par May Kershaw qui monte en intensité au fur à mesure de la chanson, bien aidée par le travail de la flûte et du violon. Assurément l’un des moments forts du live avec « Turbines/Pigs » : une sublime balade aux contours dessinés par un piano dont les notes s’éparpillent dans une atmosphère onirique, embaumée par les délicates incursions du violon à la frontière du crissement, avant de s’épanouir dans un final tout en intensité expiatoire. Alors, il serait faux de ma part d’affirmer que tous les autres titres égalent les deux évoqués ; bien que je sois en amour pour le chant de Tyler Hide, j’éprouve moins d’attachement vis-à-vis de celui de Lewis Evans, - la raison étant sans doute que je suis personnellement impressionné et touché par la qualité des deux autres interprètes.

En raison du contexte extrêmement particulier qui parcourt cet album live, il est relativement difficile de poser un jugement quant à l’œuvre ; la démarche de BCNR étant de facto courageuse et pleine d’abnégation. Les nouvelles compositions ne plairont sans doute pas à tou·te·s les fans des british en raison de tous ces changements, mais c’est là peut-être sa plus grande force : cette conscience de ne pas courir désespérément après un glorieux passé, afin de s’affranchir de son héritage, et d'ainsi s’autoriser à voler vers de nouveaux cieux artistiques qui ne demandent qu’à être parcourus, et dont on ne souhaite que s’en enivrer dans le futur.

Arrache coeur

le 22/07/2023