Ecr.Linf - Belluaires

Metal & Littérature (suite)

The Great Old Ones (et tant d’autres…) & Lovecraft, Aara & Maturin, Belore & Tolkien, Griffon & Victor Hugo et alii… les ponts entre le (Black) Metal et les œuvres littéraires sont nombreux et féconds. Il est d’ailleurs étonnant que certains auteurs aient été jusque-là négligés en dépit de la puissance des idées qu’ils sont parvenus à dégager de leur plume et de leurs mots. À l’instar d’un Voltaire… Il est difficile de cerner sa relation très particulière à Dieu, son déisme fervent (non athée) chevillé à ce Siècle des Lumières. Il avait pris soin d’opérer une distinction fondamentale entre la religion et les croyances d’un côté, et l’Église et le papisme de l’autre, dès lors que l’organisation et les préceptes de ces derniers, ainsi que sa marque sur le temps et les pratiques de ses membres, sont pour lui une grave entrave à l’autonomie de la pensée. N’ayant jamais évoqué la neutralité de l’Etat (et n’ayant jamais utilisé d’ailleurs le mot de « laïcité »), Voltaire n’a eu de cesse au contraire d’évoquer, mieux encore d’exiger la soumission de l’Église à l’État, fusse-t-il royal.

Une sorte de consécration intellectuelle – lui l’artiste engagé – se retrouve dans son combat acharné contre les superstitions, les despotismes, les préjugés qui peuvent tous conduire aux pires dévoiements du sentiment religieux et à la négation de l’Autre. La tolérance comme combat d’une vie, dont la quintessence a été retranscrite dans son célèbre « Écrasons l’infâme », autrement dit abattons les fanatismes !

Cette pensée puissamment moderne, toujours bien vivace aujourd’hui, a été un formidable catalyseur d’énergie créatrice entre deux musiciens, deux potes – Krys Denhez (Omrade, Ophe, ex-Demande à la Poussière) et Dorian Lairson (ex-Landvaettir) – qui partageaient il y a une décennie le line-up de Jarell et qui se sont retrouvés en 2021 autour d’un projet directement inspiré de cette harangue voltairienne : Ecr.Linf. Ce duo s’est peu à peu mué en quintet avec le renfort de Jiu Gebenholtz (ex-No Return) à la basse, de Rémi Sefarino (ex-Svart Crown, ex-Hyrgal) à la batterie et enfin de Jean Lassalle (ex-Jarell) aux claviers.

Avec un premier album intitulé Belluaires, il faut s’attendre à rien d’autre qu’une formation prête à en découdre, à plonger dans l’arène, à « rejoindre ce combat acharné contre les ténèbres humaines et l'obscurantisme ». Son concept est ainsi défendu :

« De la préhistoire à nos jours, l’histoire s’est déchaînée sur l’Homme d’une telle violence qu’on en chercherait un coupable idéal. Alors, on pourrait commencer à faire une liste de toutes les personnalités historiques en les accusant d’avoir fait tomber l’humanité dans ses plus grands travers : une guerre mondiale par ci, une épuration par là… Mais ceci ne nous aiderait guère à faire évoluer les mentalités, on rejetterait encore une fois la faute sur autrui (aussi vil soit-il). Quel est donc ce dénominateur commun ? Le contexte historique, économique ou idéologique ? Un peu de tout ça mais si on remonte un cran en amont, c’est le procès de l’âme humaine qu’il nous faut réaliser. »

Rien de mieux alors que ce Black Metal de bonne facture pour bousculer et abattre les tentations malséantes. Huit titres, huit « missives » prophétiques, annonciatrices sans ironie et ni mépris, mais au contraire avec sincérité et vigueur, des malheurs de notre temps et de notre société enfermée dans un monde de préjugés. L’enchaînement des trois premiers titres vaut tout spécialement le coup : le matraquage de Rémi sur "Le Désespoir Du Prophète", l’ambiance cérémonial du "Tribunal de l’Âme" portée par le clavier de Jean, l’originale insertion de l’accordéon dans "La Danse Des Crânes". L’escalade de violence décroît par la suite pour laisser place à "Missive", un titre plus atmosphérique et introspectif, avant de reprendre de la force sur "Le Royaume Du Vide". C’est que le Black Metal d’Ecr.Linf est très loin d’être monolithique, à l’image des sentiers vocaux arpentés par Krys (écoutez donc l’ultime minute de "Ultime Projection") qui rendent les paroles ciselées de ce Belluaires parfaitement audibles et compréhensibles. J’aime notamment ces quelques lignes vomies sur "Valetaille" :

« Idiots pas tentés, l’appel de tous les inculpés

Idiots frelatés, sombres logiques cyniques

Idiots incongrus, insolents, inconstants

rebutants qui perdent leurs rhétoriques

face à la logique »

Le verbe acéré fait mouche : « faux masque[s] » vs « âmes véritables »…

« Il faut extirper l’infâme » écrivait Voltaire à Mme D’Epinay dans une lettre datée du 1^er juin 1759 …

Et si, telles que proposées par Ecr.Linf, la véhémence musicale, la noirceur esthétique et la radicalité lexicale que porte en lui le Black Metal, en étaient un levier, paradoxal certes, mais vigoureux et redoutable ?

Seisachtheion

le 10/07/2024