Nurse With Wound - Homotopy To Marie

Chronique CD album (01:05:31)

chronique Nurse With Wound - Homotopy To Marie

« La beauté sera convulsive ou ne sera pas » 

 

Une personne bien née dont je tairai le nom affirmait récemment que sa philosophie de vie se résume par l’assertion suivante : « L’art se nourrit de l’art ». S’il existe un genre musical auquel cette maxime sied à merveille, c’est bien la musique industrielle, dans le sens pur, historique et noble du terme. L’indus, en général, développe les éléments constitutifs de sa cosmogonie au-delà de la musique elle-même. Il s’agit d’un concept, d’un état d’esprit, d’un mouvement d’ordre politique, même. Contestataire en diable. Qui aime brouiller les pistes, ne jamais caresser dans le sens du poil, quitte à toucher moins de monde. Un art protéiforme, nourri à la musique, donc, mais pas uniquement : le cinéma, la littérature, la peinture et la philosophie s’invitent au festin. Autant d’influences qui trouvent leurs expressions, après digestion, sur scène, où le nihilisme patenté du mouvement cherche à pousser le public dans ses derniers retranchements. Il devient rapidement clair que pour bien embrasser la quintessence de l’indus, la musique, qu’on ne saurait réduire, dans ses formes les plus radicales, à du vulgaire sound design, au risque d’avouer ses lacunes en la matière, en reste un élément parcellaire. Mais qui détient le pouvoir de traverser les âges, sans prendre une ride, pour se faire le vecteur du message.

 

Adonc, l’art se nourrit de l’art. Mais partant, il donne du grain à moudre à nos propres névroses. Parce qu’il offre, au choix, selon la perception et le bagage de chacun, peu de repères ou a contrario, une foultitude d’aspérités auxquelles s’accrocher à s’en retourner les ongles pour évoluer en son sein, l’indus, sous son visage le plus avant-gardiste, cache tout un monde, onirique et monstrueux, qu’on traverse en compagnie de ses propres fantômes et dont on ressort groggy, lessivé, transfiguré. Quand on ne s’y perd pas en chemin. C’est ce type de périple auquel nous convie Homotopy to Marie, 5e sortie studio mais considérée par son auteur même, comme le véritable 1e album de Nurse With Wound.

 

A sa création, en 1978, année qui, d’après une thèse savamment étayée, marque le véritable début des 80’s, le groupe compte dans ses rangs Steven Stapleton, John Fothergill et Heman Pathak, biberonnés notamment au krautrock de Can et au psychédélisme de Amon Düül II, en passant par les 1e recherches bruitistes du Velvet Underground. Le trio signe l’année suivante un brûlot, Chance meeting on a dissecting table of a sewing machine and an umbrella, titre directement emprunté de l’oeuvre romantique de Lautréamont :  Les Chants de Maldoror. Littéralement traduit comme suit : « Chance rencontre sur une disséquante table de une cousant machine et un parapluie », ou plutôt « Rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection ». Un album tout en longues improvisations à la lisière de la musique contemporaine, du rock psychédélique et de la musique concrète, lorgnant parfois vers les territoires défrichés par Throbbing Gristle, l’un des papes du genre.

 

Suivent des œuvres tout aussi jusqu’au-boutistes et essentielles, participant aux fondements de la musique industrielle au sens large du terme, en se réinventant constamment, notamment Merzbild Schwet (1980), dans des ambiances de rock dadaïste et de jazz dégénéré, égayées par des lambeaux de textes abscons car vidés de leur substance, en français, en anglais, en japonais. Et enfin, en 1982 : Homotopy to Marie, la pierre angulaire de sa foisonnante discographie, avec à la barre le seul maître à bord Stapleton, ses compères ayant entre-temps quitté le navire.

 

Stapleton est un peintre avant tout. Il signe la plupart des artworks des albums de l’Infirmière blessée, sous le pseudonyme de Babs Santini. D’ailleurs, à ses débuts de musicien, après avoir officié en tant que roadie pour le groupe de krautrock Guru Guru, il ne joue d’aucun instrument ni n’en possède aucun. Qu’à cela ne tienne, son sens de la musique bouscule les conventions académiques. Lors de son passage dans une boîte de graphisme travaillant notamment sur la pochette d’un album de Pink Floyd (Animals), il tombe en pamoison devant les couinements d'une chaise métallique. Il s’en servira d’instrument récurrent sur moult de ses futures productions.

 

En outre, il saura s’entourer, la liste de ses collaborations s’avérant aussi fournie que les pages d’un bottin : dans la pléthore de grands noms, on peut citer JG. Thirlwell (touche-à-tout de génie, connu notamment pour son groupe Foetus), David Tibet (le chantre de la néo-folk sombre, Current 93), William Bennett (du groupe de musique bruitiste Whitehouse), Graeme Revell (le leader de SPK, autre incontournable de l’histoire de l’indus), Jim O’Rourke (producteur et musicien ayant servi dans les rangs de Sonic Youth, entre autres. D’ailleurs, Thurston Moore, le guitariste du groupe, curateur du festival All Tomorrow’s Parties, invitera NWW à s’y produire)… liste non exhaustive, loin s’en faut.

 

« Je veux toucher la sérénité d’un doigt de larmes »

 

Pour la genèse de Homotopy to Marie, inspiré des travaux du compositeur avant-gardiste Franz Kamin, Stapleton s’enferme en studio, une fois par semaine, durant un an. Au cours de ces nombreuses séances, il prend confiance et libère sa créativité. Ce n’est pas la 1e fois qu’il opère seul, les autres membres l’ayant quitté en 1980, mais il renie les albums qu’il a composés depuis : Merzbild Schwet (1980), Insect and individual silenced  (1981), The 150 murderous passions  (1981). Ce présent opus en préparation signera donc l’avènement officiel de Nurse With Wound.

 

Homotopie , subst. fém.

Principe par lequel, pour deux applications d'un espace topologique dans un second espace topologique, il y a possibilité de passer de l'une à l'autre par une déformation continue. 

(Source  : https://www.lalanguefrancaise.com/)

 

A ce stade de notre chronique ultime, si notre aimable lectorat n’a pas encore lancé l’écoute ni abandonné la lecture, il convient de glisser un avertissement préliminaire : chercher à comprendre ce que contient cet album relève de l’entreprise vouée à l’échec. Pour en saisir la quintessence, il faut s’affranchir de toute attente, tout repère, toute espérance. Je me souviens, à la sortie de la projection de Lost Highway, de David Lynch, avoir entendu des spectateurs dépités conclure par une sentence définitive : « C’est nul, j’ai rien compris ». J’ai alors saisi moi-même les raisons pour lesquelles j’en avais encore les tétons qui frétillaient. Précisément parce que je venais de rencontrer une œuvre qui dépasse tout entendement, au sens rationnel et pragmatique du terme, un objet singulier qui s’extirpe du champ cinématographique pour s’ériger au rang de performance artistique ultime.

 

C’est avec cette idée qu’il convient d’aborder Homotopy to Marie. Ce chef d’œuvre d’une liberté folle tutoie des disciplines qui gravitent en dehors de la musique elle-même. Stapleton parle volontiers de sculptures sonores, et chercher des pistes de lecture du côté du surréalisme si cher à André Breton peut aider à naviguer dans ses méandres. Mais pas que. Il ne s’adresse clairement pas à tout le monde, mais aux amateurs de virées dans les univers polymorphes et insaisissables des rêves et des cauchemars, en creusant le subconscient de chacun pour transcender la réalité, tel que peut le proposer l’art de Magritte. Une démarche qui relève presque de la thérapie. Mais une thérapie qui passe par l’effroi, celui qu’engendre la confrontation avec ses propres démons.

 

« C’est à une puissance extrême de défi que certains êtres très rares qui peuvent les uns des autres tout attendre et tout craindre se reconnaîtront toujours »

 

Derrière sa table de mixage, Stapleton se lance dans le montage de bandes magnétiques qu’il mêle à une matière sonore brute allègrement triturée, pour former un collage insensé. Son génie consiste à organiser le chaos composé d’un équilibre en apparence précaire entre l’angoissant silence qui étouffe l’ensemble et la dynamique déréglée des manifestations sonores, émaillée d’interventions timides mais non moins angoissantes d’instruments traditionnels pervertis, du piano aux percussions, en passant par les trompettes de l’Apocalypse. Quand les gongs entrent en piste, chacune de leurs interventions, entre 2 grincements souffreteux, sonne comme une condamnation.

 

En parfaite osmose avec son titre (homotopie), sa musique, non plus improvisée, mais chirurgicalement pensée, opère des métamorphoses silencieuses, imperceptibles, modulant les lignes du territoire qu’elles dessinent, investissant l’espace et le temps pour les plier et les distordre à l’envi. L’espace sonore, d’abord, fait de couches et d’enchaînements de sons aux origines bien souvent incertaines, basculant dans la béance floue de trouées en embuscade et de silences inquiétants ; le temps, ensuite, qui s’étire et perd l’auditeur en le faisant butter contre les saillies qui s’y tapissent, ou en l’enlisant dans son cours inéluctable au gré des ornières disséminées tout du long.

 

« Sans fuseau d’ombre, pas de fuseau de lumière »

 

Clairement, le titre d’ouverture s’apparente à la visite d’un hôpital psychiatrique plongé dans l’obscurité et déserté par le personnel soignant : ça commence avec la friction d’objets métalliques, comme si on assistait à un déjeuner infernal composé de clous et de conserves écrasées. En arrière-plan, une rumeur sourde, un murmure prostré, tandis que tombent des gouttes d’eau. L’homotopie commence au bout de 3 minutes, quand la plainte rauque se mêle à des frottements suspects, la résonance de sons indistincts, des grincements buccaux dont on saisit le moindre claquement mouillé, la moindre respiration, la plus infime mastication, avant que ne se mêlent d’autres gémissements pour composer une polyphonie d’âmes damnées.

 

 Si l’auditeur n’a pas pris ses jambes à son cou, ce sont alors des projections mentales qui s’y jettent et s’emparent de son esprit, avant que ne les percent sans prévenir les assauts de vociférations tribales et chamaniques, aussi soudaines que fugaces. 

Quant aux manifestations humaines, ce ne sont que des échos lointains de soldats en pleine parade, des logorrhées en espagnol, un chant liturgique parasité par une stridence sifflante (The Schmürz), des ronronnements gutturaux lus à l’envers, ou des voix désincarnées : la rémanence de spectres perdus dans les limbes. “Don’t be naive, darling”… “When I woke up, I didn’t know where I was”… “I didn’t know anybody, and there was a funny smell”… (Homotopy to Marie).

 

Sur les dernières minutes de Astral dustbin dirge, la démence qui habite tout le titre s’autorise des fulgurances d’humour noir, quand le goût de la mort se marie, entre 2 rires désabusés de boîte à musique et autres bribes de soubresauts cacophoniques, aux cris de plaisir d’une femme en plein coït, enchaînés en accéléré. La cadence des sexes répond au tic-tac d’une pendule en déshérence. Lorsque la fanfare entame une danse désespérée avec l’orchestre de jazz, sur The Schmürz, il est déjà trop tard. C’est un râle étranglé qui prend alors la relève, au milieu de rires déments empruntés à un titre de King Crimson.

 

Hautement hypnotique, Homotopy to Marie  attire l’auditeur dans ses rets et joue avec sa vulnérabilité pour mieux le surprendre, sans relâche ni coup férir. Et ainsi, l’entraîner dans les circonvolutions de l’inconscient. Se laisser aller à cette descente vertigineuse, chaotique et fluide, progresser à tâtons dans ses tableaux mouvants au fort pouvoir évocateur, garantit une expérience extrême dont ne ressort pas indemne, mais fort de la certitude d’avoir tutoyé l’infini, ou à défaut, l’illusion de l’avoir caressé. Les histoires que cet album mythique raconte sont celles que l'auditeur y apporte. Leur contenu dépend, in fine, de la relation intime qui peut s'établir entre la musique et l'esprit. Et « [sa] beauté sera convulsive ou ne sera pas ».

 

Note à Béné : toutes les citations en exergue proviennent de Nadja, par André Breton. 

photo de Moland Fengkov
le 26/11/2023

5 COMMENTAIRES

Crom-Cruach

Crom-Cruach le 26/11/2023 à 21:06:37

Tu écris toujours redoutablement bien sur une musique qui ne me parle pas.

Crom-Cruach

Crom-Cruach le 26/11/2023 à 21:06:37

Tu écris toujours redoutablement bien sur une musique qui ne me parle pas.

Moland

Moland le 26/11/2023 à 22:58:45

@Crom merci d'avoir lu. J'avoue y avoir apporté beaucoup de soin, à  cette chronique ultime :) Cet album figurant dans mon ultimate top30. Mais je peux comprendre que sa musique ne te parle pas. J'espère qu'un jour nos goûts respectifs se rejoindront sur un album, un artiste. Sinon, tu continueras à  râler quand je chronique Bonnie Tyler :)

Crom-Cruach

Crom-Cruach le 27/11/2023 à 10:54:40

"It's a heartache
Nothing but a heartache
Hits you when it's too late
Hits you when you're down !!"

Moland

Moland le 27/11/2023 à 13:01:46

"Loving you's a dirty job
But somebody's gotta do it"

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