'68 - Yes, and...
Chronique CD album (32:42)

- Style
Blues Rock Noisy - Label(s)
Pure Noise Records - Date de sortie
29 septembre 2023 - écouter via bandcamp
Avachi contre la devanture d’un café désolé, Carlito – la trogne pensive – épuise sa dernière sèche, bien à l’abri de l’averse qui s’abat le long de la rue ; et qui, petit à petit, devient ruisseau. Dans l’allée, pas une âme – tout au plus un chat qui s’échappe à toute allure la fourrure trempée. Malgré la météo, il fait lourd, suffocant – climat oblige. Le vacarme assourdissant des trombes d’eau qui se déversent des gouttières isole Carlito dans sa réflexion, s’interrogeant sur les raisons qui le poussent encore à faire ce job. Cela faisait un bout de temps qu’il ne jouait plus qu’en duo, qu’il avait abandonné la chemise délavée pour l’accoutrement costume-cravate dans l’espoir d’obtenir de meilleures offres – et de grappiller davantage, par la même occasion. Dès lors, il priait chaque jour de ne pas avoir le veston souillé par la tâche. Non pas que l’âge l’ait rendu précieux – mais le teinturier, ça vous coûte un de ses reins.
Il est soudainement expulsé de sa nébuleuse, déchirée par le klaxon de la voiture garée en face ; la drache avait recouvert le son de son arrivée. David l’attendait : vitre baissée à moitié, mains gantées de cuir noir fixées au volant, tenue similaire à son comparse et sourire de vi’ frère d’arme scotché au visage. Carlito jetta son mégot dans une poubelle et grimpa sur la place du mort tout en évitant l’hydrocution en chemin. Dans la caisse, les enceintes crachent.
« C’est le dernier skeud de ‘68, il est sorti y a quoi… deux ou trois jours ? Je l’ai chopé sur le pouce quand j’suis passé aux courses en matinée. Tu savais toi qu’on vendait ‘co des cd’s dans les supermarchés ? Il y a quand même des brols qui ne disparaissent nen. J’me suis dit que comme on avait de la route devant nous, on se le glisserait bien histoire de voir ce que ça donne. ‘Fin, entendre quoi, tu l’as.
- A t’n’aise. J’ai pas trop le mood pour discutailler donc ça me va. »
Satisfait par cette réponse, David démarra et augmenta sensiblement le volume sonore de l’habitacle ; c’était un moindre mal face à l'orchestre de cordes qui fouettait le pare-brise de plus en plus intensément. Les neuf titres de l’album défilaient les uns après les autres. Carlito les écoutait d’une oreille distraite – la tête retenue par sa ceinture à contempler le paysage transformé en toile impressionniste par la buée de la vitre –, mais se surprit à trouver le son massif, imposant, puissant. Cependant, le disque était court – 33 minutes tout au plus – et le conducteur finit par revenir sur certains en les réécoutant inlassablement. La route était encore longue.
« C’est quoi en fait ce groupe ?
- En gros, c’est le projet musical du gueulard des The Chariot, ça t’dit quelque chose ? Du hardcore qui menait plutôt bien sa barque dans les années 2000. ‘Fin bref, ça s’est finit vers 2013 si j’me souviens bien, et le gus s’est lancé dans ce nouveau truc. Un genre de mélange entre du blues, du hardcore et de la noise ; et il a l’air de bien s’en tirer vu que c’est quand même leur quatrième et que ça sort sur Pure Noise Records.
- Le son est dingue.
- Ouai, j’me suis dit pareil. En même temps, c’est produit par Nick Raskulinecz : le tich’ sait y faire.
- Et ça dit quoi au final, tu kiffes ?
- Ben si tu veux mon avis, ça remplit todi’ le taf ce groupe. J’ai à chaque fois pris mon pied dès qu’un de leur skeud me glissait à l’oreille. Rien ne change fondamentalement – allez je chipote parce que celui de 2014 puait co’ bien le hardcore – mais voilà, ça transpire ce gros blues dopé au ster’ la seringue coincé dans la cuisse et impossible à déloger parce que la bête gesticule de partout. Façon tout ça, c’est rien de plus que de l’enfant bâtard du Chicago blues – une pensée pour l’oublié Elmore James – avec des grosses basses en plus, moi j’te l’dit. »
Sur ces bonnes paroles, les deux collègues s’enfuirent dans un mutisme mutuel – le disque redémarrait son tour. La pluie s’était maintenant faite adagio, et la voiture poursuivait sa route le long d’une rivière dont la rive opposée était jonchée du cadavre des usines assainies par un demi-siècle de crise.
« Bon, je me permets de vite revenir sur le disque, si tu m’y autorises. Peut-être que j’pense à ça parce que le paysage. J’sais pas. T’as sûrement dû le remarquer – même avec ta tiesse collée à la vitre – qu’ partir du sixième titre, ben l’ambiance elle bifurque quand même sévère. Attention, le blues est todi là hein ! Mais ça devient poisseux, rampant ; presque visqueux, si le refrain de « End This War » venait pas relax un peu le bousin. Pareil avec « They All Agreed » qui te file un cafard comme clébard. Et puis les deux derniers titres, s’tu veux mon avis, c’est du sans concession, du brut de décoffrage, et ça colle même plutôt bien au premier morceau ; on en vient à se demander si ce sont nen les « Removed Their Hats » et l'Capitaine qui détonnent du bordel. ‘Fin s’tu veux encore mon avis, ce Yes, And…, il dégringole comme une bonne 'teille. »
Alors que David énumérait les Oxbow et The Jesus Lizard dans un pieux exercice de comparaison, la route devint sentier et les deux comparses arrivèrent enfin à destination. Carlito éteignit la musique, et se mit à observer attentivement un bar, devant lequel cinq types donnaient l’impression de monter la garde – chacun avec une veste en cuir patchée d’un cobra cracheur à cou noir sur le dos.
6 COMMENTAIRES
Pingouins le 02/10/2023 à 09:30:05
Très cool cet album, ça a été une bonne surprise pour ma part, je ne connaissais pas avant la sortie de celui-ci, mais je l'ai déjà écouté quelques fois depuis la sortie vendredi. D'ailleurs zou, c'est l'occase, c'est reparti !
Et au passage, c'est la journée "pochettes bigarrées" aujourd'hui sur Coreandco on dirait 😄
Crom-Cruach le 02/10/2023 à 10:05:42
J'aime bien le style narratif de la chro,que j'emploie aussi quelque fois.
Tookie le 02/10/2023 à 18:10:07
Un album vraiment bien foutraque, c'est sans doute de plus en plus bordélique dans la tête de Scogin. Pour le moment j'accroche un peu moins aux précédents : c'est toujours assez "rock'n'roll" mais beaucoup plus rentre-dedans.
Enfin, ça chipote parce j'aime bien ses gimmicks vocaux (ses "woop !" "Allright" me fument)
Pingouins le 02/10/2023 à 22:37:30
Je remarque aussi le storytelling du nom des morceaux, c'est intrigant.
Arrache coeur le 02/10/2023 à 22:40:44
@Pinguouins : Oui, l'album est vraiment efficace, et avec un gros goût de "reviens-y" l'air de rien. C'est bien aidé par sa durée relativement courte, mais l'agressivité et la puissance de certains de ses titres filent une sacrée pêche ! 😊
@Crom-Cruach : Merci pour le compliment, c'est quelque chose que j'aime encore bien faire lorsque je trouve que le style musical concerné s'y prête bien. Et ça reste toujours un chouette exercice d'écriture haha.
@Tookie : Alors perso, c'est justement ce bordel qui part dans tous les sens qui m'a énormément plu, ainsi que ce côté bourrin portée cette une prod en béton armé. D'ailleurs, mon gros coup de cœur provient surtout de la seconde partie : l'ambiance et puissance que bombarde "Then Got Bored" par exemple, ça me parle instant' !
BrutalGrreg le 18/10/2023 à 20:21:28
Gros coup de coeur pour ce groupe découvert ici. Gros chanteur, et je kiffe aussi ses '' hoo''' ''woo'' '' yeah''' ''allright'', ca crée un cóté trés live. En flamenco on a aussi ces cris d'encouragements, ca s'appelle le '' jaleo'' (traduction: bordel, bazar). Et ce four bien le bordel dans le cas' 68.
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