Godspeed You! Black Emperor - No Title As Of 13 February 2024 28,340 Dead

Chronique CD album (54:11)

chronique Godspeed You! Black Emperor - No Title As Of 13 February 2024 28,340 Dead

Les papes ultimes du post-rock reviennent avec un nouveau brûlot toujours autant ancré dans son époque troublée, comme une gifle que notre conscience confortablement installée au fond de sa baignoire nous assène pour mieux nous rappeler qu'à défaut d'engagement effectif, on peut au moins garder une certaine forme de dignité dans la cohérence de son rapport au monde. Adonc, Godspeed You! Black Emperor, le collectif que même ceux qui n'y connaissent rien citent en référence quand ils font mine de conseiller de plus néophytes qu'eux-mêmes en parlant de formations n'ayant absolument rien à voir avec l'univers des patrons. Le groupe qui vous dit avec une puissance sans égale, sans avoir à recourir au verbe, que si l'art sauve, ce n'est certes pas de la médiocrité ambiante satisfaite de ses poses tantriques et inconsciente des béances de son inanité, ni des horreurs du monde moderne, et il garde en son sein la lueur d'espoir que cultivent ceux qui savent qu'ils peuvent survivre. Car si la vie n'est que paradoxes, on peut lui préserver cette cohérence qui fera loi, in fine, face aux postures fumeuses qu'on adopte 3 fois l'an avant de retourner dans sa confortable niche. GY!BE ne nous prend pas par la main ni ne nous caresse dans le sens du poil frisé, mais nous laisse des repères pour emboîter son pas sur la route sinueuse qu'il trace avec une vivace détermination mue par une certaine forme de colère, sinon de protestation face à l'indifférence générale.

 

La puissance de la musique de GY!BE réside dans cette capacité à se montrer éloquente dans le déploiement de ses mouvements chargés du sang qui palpite dans les coeurs et des éclats qui valsent dans les yeux tournés vers l'horizon s'étirant au-delà des murs que l'Homme érige face à son prochain, devenant ironiquement celui qu'il combat. Celui qui se terrait derrière, quand la pandémie frappait la planète, cette fin du monde dont le précédent chef d'oeuvre des Canadiens, G_d's Pee at State's End! participait de la bande originale. Cette éloquence qui se passe de mot, elle se vit sur scène, où la musique emplit l'espace jusqu'à le faire imploser par le truchement de ses montées cataclysmiques, sans que ses interprètes ne la perturbent par de quelconques échanges de banalités avec le public. Ni avant, ni pendant, ni à la fin du concert. Les musiciens s'effacent derrière la musique, sous les lumières crépusculaires, ils deviennent des ombres qui se découpent sur les projections vidéo. Au mieux, des bribes de discours se glissent entre les notes (tout connoisseur sait déclamer comme un mantra "the car is on fire and there's no driver at the wheel") comme ces échanges en espagnol dans "Raindrops cast in lead" mais c'est dans les titres des albums et des morceaux qu'on peut glaner un semblant de surplus de sens, nonobstant la facétieuse tendance du groupe à les rendre abscons. Ici, le titre n'en est pas un : un simple fait, un constat, des chiffres : le nombre de victimes, à un instant T, des bombes israéliennes, suite à l'attentat du 7 octobre 2023 perpétré par le Hamas. Ou encore, comme la manchette d'un quotidien ou une froide dépêche AFP, "Pale spectator takes photographs", sans doute le titre le plus dépressif de l'album et accessoirement l'un des plus beaux de tout le répertoire du groupe.

 

Pour le reste, parce que la cohérence se drape de nuances dans le dédale des paradoxes, l'ensemble de l'album, malgré son propos, s'avère relativement solaire (exception faite de "Pale spectator takes photographs" qui se pose comme un principe de réalité), voire champêtre. Mais pas bucolique dans le sens d'une balade dans les prés sous un doux soleil estival, mais dans celui des lettres griffonnées nerveusement sur l'écran en concert pour former le vocable "hope", qu'on appréhende néanmoins avec méfiance : derrière l'indéniable sincérité du discours, on ne peut écarter l'éventualité du cynisme. Si "Sun is a hole sun is vapors" qui ouvre l'album de manière sobre et épurée, avec sa petite ritournelle innocente à la guitare et ses petits bons effectués par la contrebasse, assume son côté éthéré habité par les anges, ces derniers se réservent le droit de s'affubler du qualificatif d'exterminateurs. Car derrière gronde le drone des autres instruments, en embuscade. Ceci dit, ce 1e morceau sert d'intro à la suite, qui se déploie dans des raies de lumière qui s'immiscent dans les fissures de ruines encore fumantes. Ainsi, "Babys in a thundercloud" avec ses accents bluesy et élégiaques sonne comme un sourire qui recueille des larmes.

 

C'est en gardant en tête l'idée que les herbes sauvages et libres finissent toujours par repousser au milieu des gravats et des cendres qu'il convient d'aborder cet album. Quand la fin de "Babys in a thundercloud" s'emballe sur ses dernières minutes, c'est la nature qui prévaut sur les aberrations comme autant de déchets toxiques que l'espèce humaine sème sur son passage. Et cette autre montée en puissance, à la fin de "Raindrops cast in lead", aux accents presque pop, avec sa ligne de basse alerte et enjouée, tandis que violons et guitares lâchent prise, sonne autant comme un exutoire qu'un cri de ralliement invitant la foule à courir à l'assaut de son destin. En substance, l'album nous délivre un message en forme d'harangue et de défi : si les tyrans et les criminels ne retiennent pas leurs coups, l'Histoire, elle, retiendra leur nom à jamais marqué du sceau de l'infamie, et c'est debout et digne que la masse anonyme de leurs victimes se dressera face à leur funeste mémoire.

photo de Moland Fengkov
le 06/11/2024

13 COMMENTAIRES

Pingouins

Pingouins le 06/11/2024 à 10:36:36

Très chouette chronique, qui m'a donné envie de ressortir "Devant la douleur des autres" de Susan Sontag (que je suis sûr que tu connais déjà puisqu'elle traite de photographie) notamment à l'évocation de "Pale Spectator Takes Photograph".

Quant à l'album, je le trouve vraiment très bon, avec peut-être un peu plus d'ambiances dronesques qu'avant, mais surtout de superbes mouvements, très immersif. Le GY!BE que j'ai le plus apprécié ces dernières années, clairement.

Crom-Cruach

Crom-Cruach le 06/11/2024 à 10:58:10

J'adore la note !
Attends celle de PRIMAL CODE  :)

Moland

Moland le 06/11/2024 à 11:29:18

Pingouins : merci d'avoir lu.  Je crois que je ne jette aucun album chez eux. Et à propos de celui-ci, j'ai lu certains commentaires déçus qui lui reprochent son absence d'explosions. Ce qui est faux, il y a moult montées. Mais globalement, l'album reste relativement solaire, ça peut interloquer, quand on a l'habitude du côté sombre de leur musique. 
A noter que la version vinyle comporte un titre bonus de  13 minutes, prolongation apaisée du dernier titre de la tracklist officielle. 

Crom : chaque chiffre de la note est à sa place idoine :)  Merci d'avoir lu ladite note :)

Moland

Moland le 06/11/2024 à 11:30:54

Ah, Pingouins, je connais l'essai de Sontag mais ne l'ai jamais lu, tu me donnes envie de combler cette lacune. Merci ! 

Aldorus Berthier

Aldorus Berthier le 06/11/2024 à 13:05:38

Paradoxal tout de même : quand je lis le titre des tracks, les caps locks me les font hurler intérieurement. Ce qui ne manque pas de détonner avec la sérénité ambiante...

Moland

Moland le 06/11/2024 à 14:25:43

Et encore, on en comprend le sens. Comparé aux titres d'autres albums 

Aldorus Berthier

Aldorus Berthier le 06/11/2024 à 16:52:52

Ah, souvenirs du lycée le lendemain de l'écoute de mon premier GY!BE...
"- Hey, j'ai écouté un album de rock hier, il était trop cool !
- Ah ouais ? Ça m'intéresse, tiens ! Il s'appelait comment ?
- euh.........."

Moland

Moland le 06/11/2024 à 19:07:48

Haha c'est comme pour Einstürzende Neubauten ou Sanguisugabogg, le jour où tu parviens à bien prononcer le nom, tu te sens comme le roi du monde

Xuaterc

Xuaterc le 06/11/2024 à 19:36:14

La décimale ultime!

Moland

Moland le 06/11/2024 à 20:17:33

Xuxu tu me comprends, toi !

Xuaterc

Xuaterc le 07/11/2024 à 10:29:44

"aha c'est comme pour Einstürzende Neubauten ou Sanguisugabogg, le jour où tu parviens à bien prononcer le nom, tu te sens comme le roi du monde"
on peut rajouter le nom de Tilintetgjort...

Aldorus Berthier

Aldorus Berthier le 07/11/2024 à 11:00:52

Même pas le moindre mot sur Eximperituserqethhzebibšiptugakkathšulweliarzaxułum dans tout ça ?

Moland

Moland le 07/11/2024 à 14:50:03

Le nom de groupe qui plie le game !

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