Circle Takes The Square - Decompositions : Volume Number One

Chronique CD album (55:35)

chronique Circle Takes The Square - Decompositions : Volume Number One

Neuf longues années se sont écoulées entre le fantasmagorique et fantastique As the Roots Undo et ce second album de Circle Takes The Square, Decompositions Volume One. Aussi me paraissait-il approprié, neuf années supplémentaires plus tard, d'en proposer une chronique, espérant par là attirer un éventuel Volume 2, attendu de la même longue date que le premier. Sans toutefois me faire d'illusions. Alors appelons ça plutôt un prétexte. Et puis comme ce disque est sorti le jour de la fin du monde (le fameux 21 décembre 2012), on n'a pas grand chose à perdre.

 

A l'époque de la conquête des plus hauts sommets du monde, encore vierges, à la question « Pourquoi gravir des montagnes », Georges Mallory avait répondu : « Because it's there ». Parce qu'elles sont là. La désarmante simplicité de la réponse fait perdre du sens à la question. Toutes proportions gardées, la même chose vaut pour la musique de Circle Takes The Square. Pourquoi y est-on attiré, happé ? Parce qu'elle est là. Je ne pense pas qu'il soit possible de faire plus grand compliment que celui-ci. On pourrait l'affubler de qualificatifs tels qu'envoutante, hypnotique, émouvante, etc... Mais non. Parce qu'elle est là. Ca suffit. Comme une évidence.

 

Pendant longtemps, pour moi, cet album est resté dans l'ombre du déjà cité As the Roots Undo... A présent, j'y vois une confirmation du dicton qui dit que les choses les plus lumineuses créent les plus denses zones d'ombre autour d'elles. Et pourtant l'ombre est propice au foisonnement vital : imaginez un feu de bivouac en forêt ; plus la bulle de lumière est éclatante, moins on perçoit ce qu'il se déroule partout autour. Et pourtant c'est de là, du dehors, que viennent tous les bruissements, les imaginaires. Et bien c'est ça qu'il s'est passé : longtemps, Decompositions ne supportait pas la comparaison avec son illustre aîné, mais probablement parce que je n'en percevais pas les formes, les contours, les couleurs. Mais en prenant du retrait, en s'éloignant un peu du brasier, tout ça se redécouvre.

 

Comme dans tout paysage porté en musique par CTTS, l'essentiel est de réussir à s'y perdre, de trouver par où rentrer dans le tableau et de se laisser porter par les courants et les sensations. L'artwork de la pochette, dessiné par le guitariste Drew Speziale et une nouvelle fois magnifique, est tout à fait représentatif de la musique pratiquée par le trio : très élaborée, faite d'enchevêtrements, de superpositions, toute en courbures labyrinthiques et en un certain sens de l'harmonie dans le chaos apparent, ce qui lui donne un aspect très naturel, très vivant : un foisonnement vital et expressif, plein de reliefs, à la limite de l'impressionnisme. On pourrait risquer un parallèle avec ce qu'avaient fait Comity, dans l'idée plus que dans le résultat, mais en toutefois bien différent, avec une autre sensibilité et un côté subtil peut-être un petit peu plus « précieux », dirons-nous, que les créations des Parisiens.

 

Il est pourtant très possible de passer complètement à côté si l'on y trouve pas d'accroche. Le premier morceau est là pour le confirmer, avec un nom on ne peut plus adapté pour ouvrir l'exercice : « Enter By The Narrow Gates ». Il s'agit de l'un des seuls morceaux low-tempo de toute la discographie du groupe, pour accueillir l'auditeur ou l'auditrice à travers une introduction qui évoquerait vaguement une incantation cérémoniale, un rituel d'entrée ou de passage, avec un enchevêtrement des vocalises et des harmonies travaillées entre les deux voix du groupe, celle du guitariste Drew Speziale et de la bassiste Kathleen Stubelek, tantôt hurlées, tantôt claires, tantôt mixtes, pour une ouverture très progressive de cet album.

 

On retrouvera ces harmonies vocales travaillées de temps à autre tout au long de ce disque (« A Closing Chapter (Scarlet Rising) » par exemple), émergeant au milieu de la dynamique et de la variété du chant tout au long de cet album : s'il est principalement hurlé, son côté mixte fait souvent mouche et permet de jouer sur de nombreux terrains simultanément et sans redites.

 

Mise à part cette introduction (de pas loin de sept minutes), on pourrait dire que la structuration de Decompositions Volume One est sensiblement semblable à celle d'As the Roots Undo, avec une première partie regroupant des pistes plus directes et une seconde où tous les morceaux se fondent les uns dans les autres sans qu'il soit toujours évident de déceler où termine celui-ci et où commence cet autre. Fait notable, ces quatre premiers morceaux avaient fait l'objet d'une sortie prématurée, en une sorte d'EP difficilement compréhensible, l'année précédent la sortie définitive de l'album dans son ensemble. Comme je l'ai dit plus haut, les premières écoutes, lorsque la première partie du disque était sortie, m'avaient laissé assez perplexe. Mais j'ai fini par me laisser totalement emporter par les vagues auditives successives et le cours de l'album, extrêmement immersif au bout du compte, notamment avec l'apport de sa deuxième partie.

 

On trouvera ici multitude d'ambiances. Si la base de ce qu'ont à offrir Circle Takes The Square pourrait être décrite – en simplifiant – comme un screamo progressif à tendance emoviolence, on trouvera des lignes de guitare qui renvoient plutôt à des imaginaires black metal, des assauts hardcore qui vont parfois friser avec des plans « powerviolence mélodique », des montées confondantes de beauté (« A Closing Chapter (Scarlet Rising »), une tendance post-hardcore saupoudrée ici et là, des zones de respiration et une tension savamment réparties dans tous les morceaux, et par tous les musiciens. Chaque écoute amène son lot de détails, de nuances que l'on avait pas perçues la fois d'avant, de moments qui, d'un coup, deviendront captivants alors qu'ils ne nous avaient pas marqués par le passé.

 

Au-delà de l'album pris piste par piste, ce qui n'a pas beaucoup de sens ici tant la progression semble logique, on trouve aussi un certain nombre de mélodies et de plans qui se répondent d'un morceau à l'autre (la mélodie de guitare blackisante de « Prefaced By The Signal Fires » reprise en introduction à la basse de « Singing Vengeance Into Being », pour ne donner qu'un seul exemple), faisant de cette succession de neuf pistes un réel voyage, aux paysages qui défilent non pas devant les yeux, mais dans les oreilles. C'est la description d'un tableau par la musique, où chaque morceau retranscrit librement l'une des zones de la toile, qui sert de liant pour la cohérence d'ensemble. Il y a avec ce groupe une prolifération de notes, une accumulation de directions et de changements de rythme qui peuvent sembler erratiques, mais qui dessinent ensemble cette toile de fond toujours discernable.

 

Comme on peut le percevoir dans les titres, les textes ont une orientation principalement poétique, assez cryptique, qui se marie bien avec la musique proposée par le combo. Celui-ci s'offre même le luxe de mettre un point final à son œuvre avec un morceau (« North Star, Inverted ») qui, s'il reste ancré dans un univers screamo, se laisse glisser dans une direction folk très surprenante au premier abord et difficile à appréhender, mais qui se révèle finalement être une superbe clôture à un album magistral.

 

Au final, Decompositions est peut-être plus compact que son prédécesseur, un peu moins jeune et fougueux, mais vibrant comme jamais, avec une qualité de composition exceptionnelle, millésimé par le passage des années. Il ne faut donc pas s'attendre à un As the Roots Undo bis, et c'est tant mieux. Circle Takes The Square ont su conserver le sel de ce qui fait leur personnalité et leur caractère exceptionnel, sans se contenter de ne proposer qu'une soupe de leurs propres lauriers, et c'est tout à leur honneur. J'ai commis l'impardonnable erreur de ne pas aller les voir lorsqu'ils étaient passés à 250 bornes de chez moi, lors de la tournée de présentation de ce nouvel album il y a bientôt une dizaine d'années. Je m'en mords encore les doigts aujourd'hui, au point que je peux me passer de coupe-ongles pour le restant de mes jours.

 

Malgré toutes les lignes ci-dessus, je ne sais pas vraiment quoi dire à celles et ceux qui ne connaîtraient pas encore l'oeuvre de Circle Takes The Square. Il s'agit d'un groupe unique en son genre, reconnaissable entre mille. Peut-être que je ressens un peu de jalousie à l'idée de pouvoir redécouvrir ces compositions pour la première fois, même si dire ça peut sembler être une sorte de lieu commun lorsque l'on parle d'un groupe pour lequel on a énormément de respect et d'admiration. Quoi que chaque écoute apporte son lot de nuances et de détails, et qu'une immersion totale dans la musique du quartet ne se fait – à mon humble avis – qu'après bon nombre de passages sous le diamant. Donc non, à la réflexion, je ne dirais pas ça. C'est plutôt de l'excitation de savoir qu'il y a un trésor à trouver, et que la première écoute s'apparente plus à ce moment où l'on entend le « poc » sous les coups de pelle qui ne touchaient jusqu'ici qu'à la terre et au sable : voilà le petit truc dont je voulais parler, et que je vous envie.

 

A écouter comme on écoute le crépitement des braises et la vie sylvestre nocturne.

photo de Pingouins
le 21/11/2021

1 COMMENTAIRE

Freaks

Freaks le 21/11/2021 à 15:21:27

Il n'y a pas que CTTS qui nous happe.. Très bonne Chro Pingouins ;) 
Un peu moins d'épique que sur As The Roots Undo même si Decompositions reste un monument à part entière.

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