Nadja + Fawn Limbs - Vestigial Spectra

Chronique CD album (40:49)

chronique Nadja + Fawn Limbs - Vestigial Spectra

Aàààààààààààà ma gauche, Fawn Limbs, ensemble (dis)harmonique de Pennsylvanie établi avec des brigands de Psyopus, Artifical Brain et autres douceurs pour l'esprit.

Aàààààààààààà ma droite, Nadja, honorable orchestre bicéphale de drone expérimental qui de Breton n'a que le nom, puisque le duo émet ses ondes sismiques depuis le Canada.

Au centre, au point d'impact et de jumelage des murs de son : nous. En tout cas moi. Caractéristique principale : cerveau = fondu.

 

Ouep, Vestigial Spectra, le fruit de la collaboration entre ces deux entités dont l'un des principaux points communs est de produire de la musique relativement peu FM et grand public, laisse assez peu de chances à l'auditorat de s'en sortir indemne.

Naviguant donc dans cette étrange réalité où accélérations, contretemps, décélérations subites et murs de son crépitant modèlent l'univers observable, donnant un petit aspect « face contre pare-brise en passant par erreur la marche arrière alors qu'on roulait à 130 sur l'autoroute » du plus bel effet, ce sont 40 minutes très denses qui vous attendent à l'écoute de ce disque.

Dès « Isomerisch » et son drone mécanique indus, froid et oppressant, qui laisse échapper ce qui semble presque être un cri sur-saturé et joué en loop, on sait déjà qu'on s'embarque pour un trip qui ne laissera que très peu filtrer la lumière, alors lampe frontale de rigueur pour s'aventurer dans ces limbes audiophiles. Avec « Black Body Radiation Curve » qui lui fait suite, la bascule se fait directement dans le chaos math-grind ultra dense, à la rythmique et au chant perturbés, dessinant une claire volonté de saper les fondations dès le début pour rebâtir sur les ruines de notre cerveau reptilien, de faire tenir la durée sur la tension et le stress, et son son qui rend parfois difficile de distinguer précisément ce qu'il se passe – si ce n'est qu'on se fait éclater et disperser un peu partout – tout en percevant malgré tout assez bien la dynamique malgré tout.

 

Nous pourrions nous engouffrer un peu plus loin dans l'album pour arguer de tel ou tel passage plus doom, tel autre ultra-syncopé, mais peut-être ai-je une clé d'interprétation un peu plus articulée à vous proposer à propos de ce disque que des comparaisons douteuses ou des descriptions à la fois un peu faciles et probablement limitées.

 

C'est la paire de titres « Redshifted » et « Blueshifted », placés en milieu d'album, et qui bien qu'essentiellement dronesques, m'ont mené de fil en aiguille à cette réflexion et à cette approche vis-à-vis de cet objet musical : je pense que le concept derrière Vestigial Spectra est une représentation sonore de l'évolution de l'univers.

Explication du cheminement de pensée, pour lequel il va falloir dégainer quelques notions d'astronomie : le « redshift », ou décalage du spectre lumineux vers le rouge en français, est une mesure des longueurs d'onde de la lumière mettant en évidence le fait que les galaxies (par exemple, mais c'est valable pour d'autres corps célestes) s'éloignent de plus en plus vite, et que cette vitesse augmente d'autant plus que ces galaxies sont lointaines (plus on est loin, plus ça va vite, pour résumer), en constatant que la lumière qui nous parvient est de plus en plus décalée vers le rouge proportionnellement à leur vitesse/distance. C'est l'un des principaux terrains qui tendent à démontrer l'expansion de l'univers.

Le « blueshift », le décalage vers le bleu, vous l'aurez peut-être deviné ou vous le saviez, c'est en gros le contraire : on le constate dans les mesures d'ondes lumineuses des objets célestes qui se rapprochent (la galaxie d'Andromède, par exemple, la plus proche de nous, qui se rapproche de la Voie Lactée, et qui rentrera en collision avec elle dans quelques temps).

Et bien il se trouve que sur Vestigial Spectra, le passage de « Redshifted » à « Blueshifted » se fait à l'EXACTE moitié de l'album. C'est en remarquant ça que j'ai eu ce nouveau regard, et que j'ai commencé à percevoir d'autres détails allant en ce sens.

 

Le nom de l'album (Vestigial Spectra) par exemple, me semble bien être une référence un peu détournée au rayonnement fossile, aussi appelé fond diffus cosmologique, vestige « archéoastronomique » des premiers moments de l'univers, et dont la nature de densité extrême menant à une explosion/expansion formidable et chaotique (le fameux big bang, les ami·e·s), dispersant la matière de façon apparemment dépourvue de sens, qui pourrait finalement assez bien correspondre à la proposition musicale que font ici Fawn Limbs et Nadja.

Le titre des morceaux ensuite, au-delà des deux déjà cités : l''entropie', c'est en gros la dégradation de l'énergie par rayonnement. On parle donc encore de longueurs d'ondes, et avec 'black body radiation curve', on parle clairement de mesure de radiations d'un corps astral. Quant à 'ion decay', c'est en gros l'aboutissement de la perte d'énergie des atomes.

Voilà pourquoi au final, le basculement central me laisse penser que tout cet album se veut illustrer des périodes de vie de l'univers, son expansion en première partie, et peut-être sa rétractation dans la seconde (où les instruments viennent petit à petit regagner en présence et en densité) jusqu'à un scénario de la fin de cette univers, le big crunch (la recondensation de toute la matière en un point infiniment petit). Mais là, j'extrapole un peu.

 

Alors est-ce un biais de confirmation et n'ai-je trouvé que ce que j'étais déjà en train de chercher dans cet album et son – peut-être – concept ? Possible. Néanmoins, tout ce faisceau d'indices me laisse penser que je ne suis pas si loin de l'idée et pas trop à la masse (astrale, donc).

 

Dans tous les cas, avec des basses et des vibrations qui vont chercher jusqu'au plus profond de votre excès de caféine de la journée, venant faire vibrer la moindre cellule de nos corps sur-stimulés, des déferlements de violence totale, Fawn Limbs et Nadja proposent ici une collaboration qui laissera pas mal de gens au bord du chemin, tant elle est marquante par son intensité sonore, sa dynamique exigeante et son aspect sombre et étouffant.

Difficile de pointer exactement du doigt ce qui est en jeu, mais le subtil (oui) équilibre entre dévastation chaotique, densité du son et la présence malgré tout de quelques outils de repérages (plus ou moins conscients) dans la tempête est toujours maîtrisé, nous laissant en permanence sur le fil, prêts à tomber à tout moment, mais finalement remis sur pied au dernier moment.

Bref, éprouvant mais passionnant, Vestigial Spectra vaut bien une écoute de la part de celles et ceux qui apprécient les expérimentations à base de murs de son.

 

A écouter en se disant que la réunion de l'ensemble des conditions pour que l'on en arrive là où nous en sommes est quand même un sacré coup de bol.

photo de Pingouins
le 16/02/2024

6 COMMENTAIRES

Xuaterc

Xuaterc le 16/02/2024 à 08:49:59

Très chouette cho compagnon alcidé, tu donnes très envie.
On a le cerveau qui fond plus vite que les calottes glaciaires

Arrache coeur

Arrache coeur le 16/02/2024 à 11:01:41

L'écoute est géniale, je vais poncer ça cet après-midi. Merci pour la chro qui m'a appris plein de chouettes choses ! 

pidji

pidji le 16/02/2024 à 13:33:47

Ouah, sacrément perché !

Pingouins

Pingouins le 16/02/2024 à 14:13:44

Je le réécoute, du coup, quel machin ! 🌌
J'aurais vraiment dû lui dégager une place dans mon top de l'année dernière, mais y'en avait trop, et je ne l'ai pas assez écouté au moment de le rédiger. Mais bordel, yiiiha.
Merci à vous par ailleurs :)

el gep

el gep le 15/11/2024 à 17:13:04

Ça c'était une super chronique.

Pingouins

Pingouins le 15/11/2024 à 17:24:35

❤️

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