Hypno5e - Sheol

Chronique CD album (01:03:51)

chronique Hypno5e - Sheol

“Vous savez qui je suis ?
Oui.
Dites-le.
Ma mort.
Vous appartenez désormais à l’autre monde.
J’appartiens désormais à l’autre monde.
Vous obéirez à mes ordres.
J’obéirai.
Je prends bonne note de vos insolences.
Apprendrez-vous jamais à ne pas regarder en arrière ?
 A ce petit jeu il y en a qui se changent en statues de sel !”

 

 

La vie est une série de cycles. Des spirales tour à tour ascendantes puis descendantes qui nous entraînent de tourbillons en accalmies jusqu’au néant d’où émerge un éternel recommencement, tout en tutoyant les fantômes du passé et les spectres à venir. “Sheol” fonctionne sur ce schéma circulaire, en répondant par 1001 échos surgis de mémoires oubliées à son prédécesseur “A distant (dark) source”. Il en constitue son préquel et sa séquelle. Sheol est un vocable hébraïque désignant le monde des morts, là où séjournent les âmes, bénies comme damnées, sans distinction.  

 

Des fantômes, il en est question sur cet album. Ils le peuplent, ils y reprennent vie et l’habitent. Sans menace, comme on les imagine dans la culture occidentale, judéo-chrétienne, mais plutôt dans une évocation quasi animiste, telle que mise en scène dans le cinéma du génial Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Des esprits qui rappellent que les forces de la nature dressent des ponts entre les vivants et l’au-delà, en s’invitant à la table comme le ferait un membre de la famille qui nous gratifie d’une visite de courtoisie impromptue. Un cinéma dont Emmanuel Jessua, le maître d’oeuvre d’Hypno5e, se nourrit. Tout comme il puise dans le verbe de poètes tels que Cesar Vallejo, Jacques Prévert chez Marcel Carné ou encore Jean Cocteau, allègrement samplés comme si, augustes convives, ils livraient leur touche personnelle à la partition de cette œuvre ambitieuse. Ensemble, ces artisans de la lutte contre la mémoire volatile redonnent la parole aux habitants oubliés du lac paléolithique Tauca dans la Bolivie que le chanteur guitariste a connue durant de longues années. C’est ainsi que la musique des Montpelliérains se gorge d’une dimension hautement narrative et cinématographique, s’inventant la bande son d’un film qui existe par la seule force de son évocation. 

 

Puisqu’il s’agit ici avant tout de musique, au-delà du concept, on se trouve face à une œuvre protéiforme d’une complexité telle qu’elle exige plusieurs écoutes pour en saisir les moult subtilités. Hypno5e raconte son histoire en naviguant dans les eaux troubles et profondes du post-metal progressif, dans le tumulte du djent, dans la mélancolie du post-rock, construisant ainsi des morceaux qui passent allègrement de moments aussi calmes que l’étale à des explosions de fureur incarnée. Certains titres, comme “Tauca - Part I - Another" demeurent aussi immobiles que les fameuses statues de sel évoquées dans le titre de clôture, tandis que la plupart des autres pièces de cet immense ensemble perdent l’auditeur dans les circonvolutions de leurs structures alambiquées. A la fin des premières écoutes, la rémanence floue des morceaux laisse une impression poisseuse et confuse dans l’âme qui pourrait frustrer, agacer, voire décevoir, mais la lumière qui nimbe la globalité de l’album, même dans ses accès de rage (il n’est pas rare d’entendre se chevaucher des lignes de chant clair et des hurlements possédés dans un même élan) suffit pour éclairer le chemin d’un nouveau cycle. C’est que les mélodies des parties vocales, gorgées de larmes, visent le cœur. A tel point que lorsque les riffs syncopés emportent les titres dans une furie inextricable, la musique d’Hypno5e demeure paradoxalement éthérée. Il convient de saluer le travail d’orfèvre de la nouvelle paire basse/batterie assurée par Charles Villanueva et Pierre Rettien qui, tout en assurant une ossature solide aux chansons, sait jongler avec l’équilibre entre fioritures de dentelle épineuse et solidité de roc séculaire. Le piano, les cordes, s’invitent à la fête, et “Sheol” déploie alors ses ailes pour décrire dans le ciel étoilé de larges arcs de cercles avant de plonger en piqué dans les abysses.  

 

Apichatpong Weerasethakul croit en la transfiguration des âmes entre humains, plantes, animaux et fantômes. Au même titre que les scènes de son cinéma, la musique d’Hypno5e dégage une beauté intrinsèque qui relève de la magie. Une magie qui encourage et exacerbe l’imagination de l’auditeur. Les couches qui la composent, se succèdent et se superposent en nous rappelant qu’à l’instar du cinéma dont elle se nourrit, cette musique fonctionne comme une machine infernale et captivante qui crée des mondes parallèles, d’autres vies, entérinent l’adage qui ouvrait notre propos : la vie est une série de cycles, et la musique d’Hypno5e les relance inlassablement.  

photo de Moland Fengkov
le 09/03/2023

9 COMMENTAIRES

Tookie

Tookie le 09/03/2023 à 11:40:48

De cycle il est question, et de cycle j'ai eu la sensation.
J'adore Hypno5e mais je regrette tout de même cette impression d'avoir un peu mollement écouté du déjà-entendu. 
C'est un très bel album, ce sont d'excellents musiciens, ils parviennent toujours à monter quelque chose de très élégant, mais je peine à rentrer dedans. 
À l'instar du groupe qui gratte sur le 7e art, j'ai le même souci comme auditeur que comme spectateur : le contemplatif ne me suffit pas ou en tout cas, cette fois il ne m'absorbe pas suffisamment pour me laisser contemplatif. 
Je vais lui laisser encore plusieurs occasions, et même un live avant de me prononcer presque "définitivement".

Moland

Moland le 09/03/2023 à 11:49:47

Oui, je comprends ton ressenti. C'est à peu de choses près le même constat pour moi, e' revanche, pour les besoins de la chronique, j'ai poncé l'album moult fois, mais j'ai encore le sentiment qu'il continue de m'échapper. Je verrai si, en fin d'année, à l'heure des comptes, il laisse une trace agréable. 

Moland

Moland le 09/03/2023 à 12:01:20

En outre, je renvoie notre aimable lectorat à la chronique du précédent album (puisque les 2 dialoguent entre eux) signée Tookie.
https://www.coreandco.fr/chroniques/hypno5e-a-distant-dark-source-7513.html

Pingouins

Pingouins le 09/03/2023 à 12:33:10

Je vous rejoins aussi pour le moment, malgré une dizaine d'écoutes, je suis moins happé que par les précédents. Peut être parce qu'il y a un peu plus de clair et de luminosité qu'avant.
Les parties plus syncopées sont par contre toujours aussi travaillées. 
Et le poème de Cesar Vallejo fonctionne vraiment bien :

Y no tengo ganas de vivir, corazón...

Moland

Moland le 09/03/2023 à 12:55:19

J'aime beaucoup le titre de clôture. L'intervention des samples qui relance aussitôt le titre, c'est chirurgicalement placé.

Freaks

Freaks le 17/03/2023 à 13:26:34

Perso j'aime beaucoup cet album.. Poésie plus présente je trouve, peut être parce que plus de moments éthérés aussi. Il y a moins de grabuges, de passages retentissants mais ça me va bien.

Moland

Moland le 18/03/2023 à 12:10:52

@Freaks moi aussi je l'aime bien, hein. Je sais pas s'il figurera dans mon top de fin d'année mais pour le moment il reste parmi les belles sorties de 2023. 

Tookie

Tookie le 29/12/2023 à 23:40:15

Il m'aura fallu du temps, mais je l'aime bien.

Moland

Moland le 02/01/2024 à 00:27:00

Il n'a pas fini dans mon top de fin d'année mais reste une sortie essentielle de 2023. 

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