La Dispute - Somewhere at the Bottom of the River Between Vega and Altair
Chronique CD album (51:38)
- Style
Post-hardcore / screamo / spoken word / prog / ... - Label(s)
No Sleep Records - Date de sortie
11 November 2008 - écouter via bandcamp
« Je peux remplir toutes mes pages blanches avec les plus belles combinaisons de mots que puisse imaginer mon cerveau. Etant donné que je cherche à m’assurer que ma vie n’est pas absurde et que je ne suis pas seul sur la terre, je rassemble tous ces mots en un livre et je l’offre au monde. En retour, celui-ci me donne la richesse, la gloire et le silence. Mais que puis-je bien faire de cet argent et quel plaisir puis-je prendre à contribuer au progrès de la littérature – je ne désire que ce que je n’aurai pas : confirmation de ce que mes mots ont touché le cœur du monde »...
...écrivait Stig Dagerman en 1952 dans « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ».
Pourquoi mettre en exergue de chronique un extrait choisi d'un 'obscur' journaliste et écrivain anarcho-syndicaliste suédois mort il y a 70 ans ?
Parce que ce court texte (qui a par ailleurs été mis en musique par les Têtes Raides), empreint de sincérité, de doutes existentiels et de compassion résonne à merveille avec le parcours de La Dispute et leur écriture – tant musicale que parolière.
« when I leaned in close to you
You kissed your fear instead of me »
Sur leur premier album Somewhere at the Bottom of the River Between Vega and Altaïr, la bande de Grand Rapids, Michigan est déjà aux prises avec leur approche de la composition et de la conceptualisation de tous les éléments de leur discographie : des disques immersifs empreints d'un story-telling qui raconte une ou des histoires, entrecroisées, qui parlent de fusion, de perte, de passion, de doutes et de tant d'autres choses, laissant libre court aux émotions, et qui accompagnent celles et ceux qui traînent leurs idées parfois noires mais traversent la vie malgré tout.
Vega – dans la constellation de la Lyre – et Altaïr – dans celle de l'Aigle – sont les plus brillantes de leurs constellations respectives, et forment avec Deneb – du Cygne – le Triangle de l'été. Si vous levez les yeux au ciel en période estivale (dans l'hémisphère nord tout du moins), nul doute que vous les avez déjà vues, même si vous ne les connaissez pas.
Mais sur cet album, ou tout du moins l'idée derrière laquelle il se développe, Vega et Altaïr ne font pas partie d'un ensemble : au contraire, elles sont séparées par une rivière : la Voie Lactée. Cela reprend les bases de la légende traditionnelle japonaise Tanabata (encore célébrée de nos jours), qui anthropomorphise ces deux étoiles sous la forme de deux amants qu'une rivière infranchissable sépare.
Ici, cette image est transposée à la vie réelle, à toutes les phases que l'on peut traverser au cours d'un processus de séparation, ou de deuil, car c'en est un : abattement, colère, déni, quelques moments de paix et d'espoir, acceptations passagères et tumultueuses, rechutes et frustrations...
« if love is a bridge
we built it wrong »
S'il est des groupes où les paroles constituent un réel pilier constitutif des albums, La Dispute en font sans aucun doute partie, et je ne saurais que trop recommander de prendre le temps d'une écoute intégrale les paroles sous les yeux, en se concentrant à la fois sur les mots et sur les intentions derrière ceux-ci, et leur association à la musique.
Car si les paroles sont un pilier, tout s'affaisserait sans en avoir d'autres, et l'orchestration des instruments raconte ici aussi ces histoires, naviguant entre screamo, post-hardcore, spoken word, blues, shoegaze et autres variations stylistiques librement arpentées et métissées, à l'image du chant, lui aussi alternant du scream à la complainte, de la poésie à la sidération, vécu, incarné, véritable vaisseau charnel des mots qu'il transporte. Et ce d'autant plus qu'à travers lui s'expriment plusieurs personnages, qu'un dialogue s'instaure entre ceux-ci à mesure que l'on avance dans l'album et dans les morceaux, tout en faisant la part belle à la narration.
« We are not our failures »
Je ne saurais même pas trouver un quelconque intérêt à tenter de décrire précisément l'enchaînement de telle section avec telle autre, tant tout s'emboîte, fluide, et fait sens. Littéralement.
Peut-être qu'il suffit de dire qu'on y trouve un nombre incalculable de changements de riffs, de rythme, de mélodies, mais que régulièrement les uns se rappellent aux autres, et sans pourtant aucun refrain à l'horizon... une structure d'ensemble orientée prog donc, pourrions-nous dire. Avec des guitares qui vont et viennent, se séparent et s'entrecroisent, se magnifiant l'une l'autre, à l'image de ce que l'on pourrait imaginer d'une saine relation. Et j'ai presque l'impression que ce n'est pas un hasard, que cette intrication musicale vient appuyer justement le propos.
Ce qui est assez fou, de plus, c'est que si les premiers morceaux sont très bons, on atteint vraiment progressivement le coeur de l'album, et à partir du milieu tout paraît devenir de plus en plus solide jusqu'au bout.
Ne prenons qu'un exemple. « The Last Lost Continent ». Avant-dernier morceau de l'album. Douze minutes au compteur et véritable épiphanie et accomplissement de ce disque, agrémenté de montées plus que prenantes, d'un chant viscéralement balancé au vent, de paroles qui bordel, là encore, touchent très très proche, en tout cas en ce qui me concerne.... et du point de vue strictement musical, de très bonnes idées (tel ce riff qui se répète en se construisant petit à petit à chaque répétition) qui ne laissent à aucun moment poindre l'ennui.
« And sing for all your friends and family; sing for those who didn't survive
But sing not for their final outcome; sing a song of how they tried »
Mais c'est aussi l'album le plus 'frontal', ou en tout cas celui où le riffing est le plus lourd (« Then Again, Maybe You Were Right ») et les éructations de Jordan les plus tendanciellement screamées (je ne l'ai jamais entendu descendre aussi bas et direct que sur « Bury Your Flames »), en plus d'un gros travail sur la rythmique vocale, avant qu'à partir de Wildlife, superbe album qui lui fera suite, les choses aillent progressivement en se calmant à mesure que s'empilent les disques au sein de la discographie.
Bref. Quelque part entre Touché Amoré pour les émotions à fleur de peau (et avec qui ils partageront ensuite un split) et Circle Takes The Square et leur screamo labyrinthique, La Dispute posent sur Somewhere at the Bottom of the River Between Vega and Altaïr un monument du genre, fourmillant de mille détails que seules autant d'écoutes pourront peut-être dévoiler dans leur intégralité.
Il a été de ces albums que je ne parvenais pas à ne pas écouter tous les jours pendant une longue période, pour en saisir toutes les nuances, le propos, la tension. Et maintenant, chaque réécoute – plus espacée heureusement – continue de charrier son flot d'émotions et de justesse, et à chaque fois de me dire : « putain, c'est beau ». Et tragique. Mais aussi porteur d'espoir, quelque part. Chaque note y sonne juste et à sa place pour décrire des pensées tourmentées.
Si ce type de musique vous touche et que vous ne connaissez pas cet album, écoutez-le, prenez le temps. Il est incroyable.
Mais cessons cette apologie qui se targue d'être chronique et clôturons avec, de nouveau, Stig Dagerman, qui pour conclure ce même texte que l'on évoquait, écrit ces mots, qui cadrent – je trouve – parfaitement avec l'état d'esprit de Somewhere at the Bottom of the River Between Vega and Altaïr :
« Si je veux vivre libre, il faut pour l’instant que je le fasse à l’intérieur de ces formes. Le monde est donc plus fort que moi. A son pouvoir je n’ai rien à opposer que moi-même – mais, d’un autre côté, c’est considérable. Car, tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté. Mais ma puissance ne connaîtra plus de bornes le jour où je n’aurai plus que le silence pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant.
Telle est ma seule consolation. Je sais que les rechutes dans le désespoir seront nombreuses et profondes, mais le souvenir du miracle de la libération me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige : une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre. »
A écouter parce que « For all the bad that seems to plague us, I swear to you there's good. »
4 COMMENTAIRES
Moland le 05/01/2025 à 18:31:13
Chronique érudite :)
el gep le 05/01/2025 à 21:16:34
Ça se dispute, Moland, ça se dispute.
C'est bon, elle est faite.
Morkaï le 08/01/2025 à 11:47:20
Quel album incroyable 😮🤩! Tout à fait d’accord avec toi, c’est leur album le plus frontal (limite hxc par moments). Je ne l’avais jamais écouté jusqu’à la lecture de ta chronique, quel bonheur de le découvrir! Merci 🙏
Pingouins le 08/01/2025 à 15:28:45
Y'a pas de quoi, c'est bien le but de ces petites chroniques rétrospectives, pour (re)découvrir des disques à côté desquels on était passé :)
Merci à toi pour ce retour !
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