Hippotraktor - Interview du 11/06/2024

Retour sur le processus créatif d’un groupe affirmant peu à peu une personnalité singulière et complexe dans le genre.
Membre(s) interviewé(s) : Stefan de Graef (chant)
Salut Stefan ! Trois ans déjà depuis la sortie de Meridian ! Avant d'entrer dans le vif du sujet, pourrais-tu brièvement revenir sur sa conception et son accueil auprès du public ?
Il faut avouer que c’était une belle surprise. Sortir un premier album représente toujours un gros risque pour un groupe, dans la mesure où c'est, par conséquent, la première impression qu'il en laissera. Forcément l’angoisse était bien là, mais son accueil s’est montré tout à fait à la hauteur. On a eu la chance de profiter d’une excellente visibilité grâce à Pelagic Records et notre agence de booking ; travailler avec autant de personnes aussi géniales a permis à notre album de se diffuser très largement sur le net. Et à notre grande surprise, les auditeurs ont vraiment semblé l’apprécier. Ils y ont reconnu un mélange assez singulier de sons familiers, style Meshuggah et Gojira, tout en y admettant notre identité propre.
Meshuggah et Gojira, rien que ça ! Quel effet cela vous fait-il d’être comparés à des groupes aussi populaires ?
C’est juste incroyable : ces groupes nous ont inspirés et on les admire. On a tellement de mal à réaliser que le public peut presque nous élever à leur niveau qu'on pouvait difficilement rêver meilleur compliment.
Faisons encore un peu d’histoire avant de nous intéresser à Stasis. Le line-up originel d’Hippotraktor a en effet évolué plutôt rapidement, passant du trio purement instrumental au quintet progressif vocalisé. Comment s’est décidée cette évolution ?
Il y a chez les groupes instrumentaux un côté rédhibitoire auprès du public qui a beaucoup joué. Au début, Hippotraktor n’était composé que d’une guitare, une basse et une batterie, et il prévoyait de jouer des concerts accompagnés de beaucoup de backing tracks. Cependant, les groupes émergents que personne ne connaît doivent forcément commencer au bas de l’échelle, à savoir jouer dans des petits bars et des clubs de jeunesse dans le meilleur des cas. Et malheureusement, ces lieux ne disposent pas d’excellents systèmes son : généralement un ou deux haut-parleurs pour le chanteur, tout au plus. Pas l’idéal pour un groupe instrumental qui doit utiliser des pistes d’accompagnement. Par conséquent, Chiaran (le guitariste, ndlr) a commencé à se sentir tellement frustré, découragé même, par cette difficulté à trouver du booking qu’à part une répétition en public – à laquelle j’ai assisté avec des amis –, ils n’ont jamais joué avec ce line-up.
Un peu plus tard, en 2019, on prenait quelques bières avec Chiaran dans un bar local lorsqu'Hippotraktor, dont j’étais déjà fan à ce moment-là, est arrivé dans la conversation. Pendant qu’il m'expliquait tout ça, nous avons évoqué la possibilité que je puisse rejoindre le groupe, convaincu que j’étais qu’il serait super avec des parties vocales. Chiaran a adoré l’idée, alors on a décidé d’essayer. J’ai quand même précisé que je ne me sentais pas d’y jouer de la guitare : je trouvais surtout que le groupe avait vraiment besoin d’un vocaliste, de quelqu’un consacré au chant à 100 %, ce qui devient un peu plus difficile quand tu dois gratter la corde en même temps. C’est donc à cette occasion que Chiaran a également recruté Sander, notre deuxième guitariste et chanteur. Dans les faits, cela représentait tout de même une manière de se débarrasser de cette contrainte sur les backing tracks : en fin de compte, Chiaran voulait un groupe de cinq membres pour jouer chaque instrument en live. C’est à partir de là que tout a vraiment commencé à décoller ; on a recommencé à écrire sur de nouvelles bases, à l’exception de deux morceaux tirés du premier EP, qu’on a un peu retravaillés notamment en y rajoutant le chant.
Comment se passe la conception des albums d’Hippotraktor ? Quel y est ton rôle en particulier ?
Déjà, Chiaran est en quelque sorte le cerveau derrière notre musique : non seulement il écrit toutes les parties instrumentales, mais il s’occupe également de l’enregistrement de nos albums, en plus de la production. En prenant en compte nos retours derrière, évidemment. En ce qui me concerne, je m’occupe intégralement de la partie chant : j’écris les paroles, les mélodies vocales, la réflexion qui structure les albums… Avec toujours, bien entendu, l’apport de Chiaran – il peut, par exemple, ajuster les riffs aux patterns vocaux –, mais la contribution est essentiellement la mienne à ce niveau-là.
Le reste du groupe, que ce soit Lander (batteur) ou Jakob (bassiste, ndlr), apportent bien évidemment leur propre empreinte à tous les enregistrements grâce à leurs pattes respectives. Rien que Lander est une perle rare de batteur d’une créativité extraordinaire : un jour, Chiaran m’a confié que son style de jeu a fait partie de ses inspirations pour créer Hippotraktor, le genre à lui inspirer instinctivement ce à quoi pouvait ressembler le groupe. Â nous cinq, on forme une pieuvre dont la tête, Chiaran, synthétise tous les aspects de notre musique.
Et pour celle de Stasis en particulier ? Comment avez-vous décidé de le relier à Meridian, et plus particulièrement de le concevoir comme sa suite ?
L’idée d’origine du concept vient là encore de Chiaran. Je suppose qu’y président ses difficultés à survivre en tant que producteur, ingé-son et musicien, une problématique commune à beaucoup de mes amis officiant dans les métiers créatifs. Cette lutte peut ne consister qu’à se nourrir et payer son loyer, mais dans ce secteur ça peut s’avérer difficile. Chiaran se confrontait notamment à l’idée que beaucoup de gens qui n'apportent pas grand chose au monde de manière significative comme peut le faire la musique ne connaissent pas ce genre d'embarras. Il en résulte que la répartition des richesses et de ce qui la crée semble éloigné de notre nature humaine ; la lucrativité des activités nuisibles au monde et la futilité entourant la création de belles choses comme l’art sont insensés. Nous sommes évidemment tout à fait conscients des mécanismes du capitalisme, ça n’en reste pas moins déconcertant sur le plan émotionnel. La frustration de Chiaran se manifestait entre autres dans ses allusions régulières à cette notion d’impunité vis-à-vis de tes mauvaises actions, à partir du moment où tu es assez riche et influent pour t’en sortir sur tous les plans.
Il y avait là le début d’un concept dont je suis parti pour qu’apparaisse, dès l’histoire racontée dans Meridian, l’idée d’un personnage principal que j’essaye d’incarner pendant nos concerts ; quand je chante, c'est à travers ses yeux et sa voix. En termes de performance, c’est une expérience vraiment cathartique qui, je trouve, apporte une dimension inédite à nos concerts.
De là, l’écriture de Stasis a apporté son lot de questions : désormais, que va-t-il arriver au protagoniste de l’histoire ? Va-t-on devoir en créer un nouveau, et cela voudrait-il dire que je devrai de nouveau changer d'identité sur scène ? En ce qui me concerne je n'étais pas d'accord, on a donc finalement décidé de le faire revenir. Cependant, là où l’histoire de Meridian était véritablement centrée sur lui et la construction de sa propre sensibilité, on assiste là à sa première rencontre avec l’humanité.
C’est en ce sens que prennent corps les sujets dont nous voulons parler comme les problématiques que Chiaran a pu rencontrer, de la division entre richesse et pouvoir à l’égalité dans le monde ou la corruption. J’ai synthétisé tout ça en un récit où notre personnage rencontre ces, disons, mauvaises gens, ces « beaux parleurs » qui l’entraînent et le confortent au sein ce parcours autocentré, comme si c’était la meilleure manière d’appréhender le monde. Dans ce genre de configuration, peu importent toutes les bonnes intentions qui t’animent, il sera toujours plus facile de ne pas te soucier des autres et te murer dans l’égoïsme. À force de s’ériger en fausse victime et de devenir l’un des leurs, il finit malgré tout par se rebeller, convaincu que ce n’est finalement pas la voie à suivre.
Le plus insolite dans tout ça, c’est qu’à la dernière minute, on a décidé de rendre tout ce récit rétrospectif. Ainsi, avant même que ne démarre Stasis, le personnage en question meurt et l’album le met finalement en scène comme face à son miroir, en se concentrant tout particulièrement sur ce chapitre de sa vie.
Tout un travail sur le background, on peut dire ! Ce schéma narratif autour de Meridian puis de Stasis préfigurerait-il un univers que vous comptez enrichir d’album en album ?
Maintenant que notre discographie compte deux albums dédiés au même personnage, je pense que c’est très probable et que nous devons continuer à le faire revenir. Cette idée me plaît d’autant plus qu’elle fait encore plus sens depuis que j’essaye de l'incarner sur scène. C’est comme si on avait établi une sorte de norme ; le terme d’« univers fictif » est une manière pertinente de voir les choses. De mon point de vue, Meridian et Stasis se déroulent en effet dans un récit fictionnel, avec bien entendu ses quelques strates sous-jacentes et beaucoup de références au monde réel.
Le communiqué de presse de l'album évoque notamment la puissance narrative des paroles de l'album ; pour autant certains semblent rebutés par ton emploi du chant clair pour les restituer... Que peux-tu dire sur ce choix ?
Oh tu sais, quand tu te contentes juste de crier je ne trouve pas que ça ait grand intérêt ; beaucoup de groupes comme ça ne me plaisent pas spécialement. À l’exception peut-être de Cult of Luna et Meshuggah (rires). Il y a d'autres exemples mais pour être honnête, j'ai mis du temps avant d'apprécier le screaming. Je détestais vraiment ça avant que deux formations belges, Stake Number Eight (ancien nom de Stake, ndlr) et Amenra, ne finissent par me faire changer d’avis. En fait, le screaming prend même tout son sens quand il arrive au terme d’une ligne de chant clair, et ce sont les premiers groupes de post-metal que j’aie écoutés dans cette veine. Avec un effet si intense, si puissant, que j’ai senti que jamais je ne voudrai me contenter de ce style vocal ; ça me donnerait l’impression de constamment parler sur le même tempo, ou de ne peindre qu’avec une seule couleur. Je tiens trop à cet équilibre.
Un équilibre que toi et Hippotraktor comptez bien commencer à défendre cet été, à raison cinq festivals à venir (Kanekas, Alcatraz, Motocultor, Dynamo et Pelagic, celui de votre label). Manquez-vous de temps pour faire plus de dates ?
Oui et non. Tu te doutes bien qu’on a tous un travail et une famille et qu’on doit s’adapter par rapport à ça. Après… Disons que, parfois, moins c’est plus (« less is more », principe moderniste attribué à l’architecte allemand van der Rohe, ndlr), et qu’à ce moment-là mieux vaut choisir quelques festivals qui comptent pour nous plutôt qu’enchaîner le plus de petits festivals que possible. Nous nous mettrons vraiment en route à la fin de l’année, à l’occasion de notre tournée européenne avec Sugar Horse et Pijn, puis nous comptons vraiment la poursuivre l’année prochaine ; du coup, je présume que le prochain été de festivals sera plus chargé. En général, ils sont nombreux à faire appel à toi l’année consécutive à la sortie d’un album, attendons donc de voir où la promo de Stasis nous mènera.
D'ailleurs, prévoyez-vous des surprises sur cette tournée à venir, en termes visuels et/ou scénographiques par exemple ?
Très bonne question ! C’est bel et bien une option, même si nous restons assez traditionnels de ce côté-là. On est du genre à trouver qu’un bon lightshow suffit largement pour un concert. Y ajouter des effets visuels tend un peu trop à focaliser l’attention du public ailleurs ; de notre côté ce n’est pas toujours l’effet recherché, mais pour Stasis en particulier je trouve que certains morceaux s’y prêteraient particulièrement bien. Dans l’immédiat ce n’est pas notre priorité, mais il y a totalement matière à y réfléchir.
La chronique de Stasis par CoreAndCo est à retrouver ici !
2 COMMENTAIRES
cglaume le 23/07/2024 à 22:43:26
Première interview pour CoreAndCo, Aldo, c’est ça ? Bien joué 👍
Aldorus Berthier le 24/07/2024 à 09:01:17
Tout à fait ; plus un peu celle de Sorcerer à venir, par procuration pisque j'étais pas au Hellfest mais que j'ai quand même écrit les questions et fait la transcription. Ce pauvre Pidji, il se fait mal tout seul avec tout ce boulot...
Merci mon bon Cyril, en espérant d'autant mieux lécher les prochaines 😃
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