The Dillinger Escape Plan - Calculating Infinity

Chronique CD album (37:31)

chronique The Dillinger Escape Plan - Calculating Infinity

« Escribir es buscar, en el tumulto de los quemados, el hueso del brazo que corresponde al hueso de la pierna », écrivait la poétesse argentine Alejandra Pizarnik en 1968, dans Extraction de la Pierre de Folie (un titre repris d'un tableau énigmatique de Jérôme Bosch, ce qui correspond aussi assez bien à notre chronique du jour).

 

(« Ecrire, c'est chercher, dans le tumulte des corps brûlés, l'os du bras qui correspondrait à l'os de la jambe »)

 

Immanquablement, cette phrase, chaque fois que je la lis ou que je l'entends, me fait penser à Calculating Infinity, le premier album de The Dillinger Escape Plan.

Alors si vous n'avez (même si c'est improbable si vous lisez ces lignes) jamais jeté une oreille, un bras, une jambe ou votre dévolu sur ce disque, et donc que vous ne savez pas de quoi il en retourne, chantez haut-bois et résonnez musettes, fermez les persiennes et commencez de suite à ouvrir les rations de survie pour accumuler un peu de lipides. Il est possible que vous en ayiez besoin, car la pente est bien raide, l'hiver s'installe et la route n'est pas vraiment droite.

 

Pour les autres, vous savez déjà à quoi vous en tenir : vous avez tiré la chevillette et non seulement la bobinette a chu, mais toute la porte est venue avec, dégageant sans préavis une vue sur le puzzle que constitue cet album, semblable au tumulte décrit plus haut par Alejandra Pizarnik, avec 30 ans d'avance.

 

Les hostilités qui s'annoncent sont tellement bien annoncées par « Sugar Coated Sour » qu'on aurait difficilement pu rêver meilleure carte de visite pour cet album qui, notamment du fait de son monumental et iconique second morceau « 43% Burnt », allait bouleverser l'histoire d'un petit pan des musiques extrêmes au tournant des années 2000.

Le maelström rythmique apocalyptique couplé à l'approche ultra-directe de la plupart des morceaux ont fait griller plus d'un neurone au moment de sa sortie (mais aussi les vingt années qui ont suivi) et sont devenus la signature de Dillinger, bien que le groupe ait logiquement évolué dans sa démarche au cours de ses deux décennies d'existence.

Mais sur Calculating Infinity, les contours pop – dont a pu se revêtir le combo sur certains de ses morceaux dans presque tous ses albums à partir de Miss Machine – n'existent pas.

 

D'abord parce que ce n'est pas Greg Puciato (qui a pris la suite) derrière le micro, mais Dimitri Minakakis, invité à l'origine par le guitariste Ben Weinman à former un groupe de hardcore parce qu'il « avait une gueule de chanteur ». Avec le batteur Chris Pennie, ils forment alors Arcane, sortent une demo, puis le groupe incluera un bassiste et deviendra The Dillinger Escape Plan. Et Minakakis quittera le groupe au moment de la tournée de Calculating Infinity, laissant le groupe sans chanteur.

 

Ensuite parce que Mike Patton n'avait pas encore mis ses doigts de fée dans les affaires des excités du New Jersey. Mais il aura ensuite une grande influence sur le groupe. Déjà parce que, comme vous le savez probablement, il a été au chant sur l'EP Irony Is A Dead Scene en 2002, entre les périodes Minakakis et Puciato donc. Mais aussi parce qu'initialement, Ben Weinman n'était pas satisfait de l'enregistrement de Calculating Infinity, et songeait sérieusement à l'abandonner. C'est Patton, à qui Weinman avait refilé un des premiers exemplaires, avant même la sortie de l'album, qui l'a convaincu de le sortir et de le conserver tel quel, ce qui en a fait la bombe que nous connaissons aujourd'hui.

 

Parlons-en, de ce son : très âpre, rugueux, avec assez peu de basses au final, l'assaut n'est pas tant donné sur la base d'un accordage de râclage de sol (comme le font pas mal de groupes modernes) que sur la vivacité et la multiplicité des coups portés, une stridence et une infinité de petits coups de lame dont on ignore presque toujours de quelle direction elles vont surgir. Au point qu'on pourrait presque en venir à une approche quantique (c'est-à-dire probabiliste) de la râclée à venir.

Entre le shred des guitaristes, la créativité de Chris Pennie derrière les fûts, l'aspect inattendu qui nous arrive sur le coin de la gueule à chaque mesure ou presque, Dillinger ont redéfini ici, ou du moins donné une nouvelle déclinaison, à ce que l'on appelle les musiques extrêmes.

Si on pense origines du mathcore, c'est presque sans faute vers cet album que l'on se tournera, car ils ont influencé d'innombrables formations. Des encarts jazzy à distortion aux mélodies effilées en arrière-plan de rythmiques plus proches de la rupture d'anévrisme que du top 50, pas facile de feindre l'indifférence à leur égard. Violence cathartique ou épileptique, c'est un peu au choix.

Leurs influences à eux, c'était Deadguy, ou Rorschach avant eux, OK Computer de Radiohead (qui est sorti juste à l'époque où ils composaient), les Bad Brains, Indecision ou encore Earth Crisis.

 

Maintenant, la question se pose : que peut-on encore dire de cet album qui n'a pas déjà été dit ? Ou pas trop, à tout le moins.

 

Alors déjà : ces trucs sur la pochette, qu'est-ce que c'est ? J'avoue m'être très longtemps posé la question sans jamais en avoir de certitudes.

Et bien ma chère Georgette, mon cher Bobby, ce ne sont pas des embouts de gatling ou autres pourvoyeurs de mort à distance, mais tout bêtement des fiches de valves d'ampli stereo (qui, chez The DEP, font tout de même quasi office d'armes, je vous l'accorde) de la marque Tung-Sol.

Ensuite, une rumeur qui circule et dont j'ignore la véracité, mais je l'aime bien alors la voici : la copine de Minakakis de l'époque aurait vomi en écoutant le disque pour la première fois.

Pour l'enregistrement de Calculating Infinity, tout s'est fait en deux semaines, directement sur bande, sans ordinateurs. Impossible donc de déplacer des éléments ou de faire des petites retouches pour optimiser et lisser le tout. D'un côté, cela permet de mieux comprendre le résultat très raw de cet album.

De plus, le bassiste était paralysé à cause d'un accident de voiture, et l'ancien guitariste était parti. Ben Weinman a donc enregistré tous les instruments à corde. Et quand on voit l'ampleur du résultat, c'est assez impressionnant.

 

Donc voilà, comme on le disait en introduction, si vous n'avez jamais pris le temps de vous infliger ce premier album de The Dillinger Escape Plan, si vous ne connaissez pas encore le groupe mais que vous voulez vous y mettre, je voudrais citer et détourner deux personnes pour illuster. D'abord Yonni, chanteur de l'excellent groupe Suisse Yog, lors d'un de leurs concerts : « On va jouer un peu de rock'n'roll pour vous. Si vous ne savez pas ce que vous êtes venus voir, vous allez peut-être être surpris ».

Quant à Akhenaton et IAM, voilà ce qu'ils en disent : « Beaucoup disaient que nos soirées étaient sauvages, qu'i fallait rentrer avec une batte ou une hache. Foutaises, c'était les ragots des jaloux et quoi qu'on en dise, nous on s'amusait beaucoup ».

Parce que oui, les concerts de Dillinger, notamment dans leurs jeunes années, ça pouvait être dangereux, la folie surgissait d'un peu partout et connaissait souvent son apothéose au moment où le « tindindinin... toum toum... tindindindindin » de « 43% Burnt » résonnait. Il y a suffisamment de vidéos de leurs lives sur youtube, même des compilations des moments les plus absurdes, pour voir que leurs performances étaient souvent de vraies expérience de vie, et une menace pécunière à prendre au sérieux pour les propriétaires des salles où ils se produisaient. Et puis il y a ce fameux live au rayon librairie d'un Virgin Megastore, qui fait toujours plaisir (à noter que du monde faisant du crowd killing se fait virer par la sécu à un moment) :

 

 

Bref. Calculating Infinity se pose là dans l'histoire du hardcore et de ses dérivés, redéfinissant un nouveau standart de brutalité sans avoir besoin d'être accordé en fi sur une guitare 11 cordes.

Pour moi, ça reste l'album majeur de The DEP, que je réécoute très régulièrement, et que je continue de caler un cran au-dessus des autres dans mes préférences personnelles, pour son côté sauvage et novateur, celui qui balance le bébé, l'eau du bain, les bouteilles de shampoing, le pommeau de douche et la baignoire par la fenêtre, et à propos de qui on voudrait modifier l'expression « après nous le déluge » en remplaçant 'après' par 'pendant'.

Un disque dont la connaissance est assez essentielle quand on écoute des choses affiliées au hardcore, même si ça ne parlera clairement pas à tout le monde.

 

A écouter pour perdre tou·te·s vos ami·e·s. Si vous vous en faites en écoutant Calculating Infinity, il y a fort à parier que cette nouvelle amitié durera longtemps.

photo de Pingouins
le 29/01/2023

13 COMMENTAIRES

cglaume

cglaume le 29/01/2023 à 11:04:58

La chro définitive. Chapeau !

Freaks

Freaks le 29/01/2023 à 12:00:43

Classe ta chro Pingouins.. En plus de ça c'est bourré de petites anecdotes sympas.
La gerbouille d'une de leur pote à l'écoute de l'album.. Excellent! :p

8oris

8oris le 29/01/2023 à 18:04:32

La messe est dite sur cette album prophétique. Merci Pingouins parce que ça manquait dans la base! ;)
Par contre il me semble que Weinman n'a pas tout enregistré et que Brian Benoit est arrivé en cours de route et a enregistré (et même écrit) quelques parties de guitares.

8oris

8oris le 29/01/2023 à 18:06:32

Autre petite anecdote: c'est le premier album que Relapse aurait vendu a plus de 100 000 exemplaires.

Tookie

Tookie le 29/01/2023 à 18:06:57

Un monument que je me remets aussi très souvent ! J'ai aussi plaisir à montrer ce live quand on me demande à quoi ressemble la musique que j'écoute . Cet album m'avait décapé les oreilles (découverte en 2003), pauvre petit metalleux que j'étais à l'époque. Un bien beau texte de passionné !

Pingouins

Pingouins le 29/01/2023 à 18:41:25

Merci, cette chronique me tenait à coeur, c'est une passion tellement difficile à partager que c'est agréable d'avoir quelque part où en parler :)

@8oris : ah ben je tirais cette histoire d'enregistrement d'une interview de Weinman lui-même (que j'étais allé revoir pour vérifier), mais peut-être qu'il affabule !

@Freaks : cette histoire là je ne sais plus d'où elle sort, je ne sais même pas si elle est vraie, mais je l'aime bien :p

Pingouins

Pingouins le 29/01/2023 à 18:44:45

Et par ailleurs allez lire Alejandra Pizarnik (si vous êtes hispanophones, évidemment en espagnol), sa poésie et sa prose poétique sont vraiment excellentes. Le texte dont je parle est un bon début si ça vous intéresse.

Black Comedon

Black Comedon le 30/01/2023 à 08:45:16

Cette chronique du WE pour rappeler à l'ordre ceux qui sont passés à côté d'albums / groupe incontournables pour des raisons diverses et variées est une très bonne chose... Merci !

Moland

Moland le 30/01/2023 à 12:50:23

Même  note  que pour  "7th son of a 7th son" : je ne  peux  que  plussoyer :) Belle verve ! 

cglaume

cglaume le 02/02/2023 à 09:17:06

Et la standup ovation continue : https://forum.canardpc.com/threads/38242-Mise-à-jour-du-webzine-COREandCO?goto=newpost

Xuaterc

Xuaterc le 02/02/2023 à 10:58:15

Bon, OK, j"avoue que ma connaissance de DEP se limite à la première partie de System Of A Down le 17 mars 2002 et quelques écoutes de Miss Machine...
Allez-y, vous pouvez y allez, déchaînez-vous!

el gep

el gep le 02/02/2023 à 11:19:22

Beh et donc c'était bien, en première partie de SOD ?

Xuaterc

Xuaterc le 02/02/2023 à 11:53:10

Mieux que SOD... Je revenais d'un an en Norvège, en comparaison, ça avait l'air gentillet quand même

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