Mastodon - Hushed and grim

Chronique CD album

chronique Mastodon - Hushed and grim

« L’un t’éclaire avec son ardeur,
L’autre en toi met son deuil, Nature !
Ce qui dit à l’un : Sépulture !
Dit à l’autre :
Vie et splendeur ! »

(Charles Baudelaire, Alchimie de la douleur, in Les Fleurs du Mal)

 

Ne perdons pas de temps en de vains palabres mais versons sans honte dans l’outrecuidance assumée : l’album de l’année 2021, tous genres confondus, nous vient d’Atlanta, Géorgie, Etats-Unis, planète Terre, cosmos. Point barre, end of story, merci bonsoir. Prévenons au passage les nostalgiques de la 1e heure : Mastodon ne fait pas machine arrière. L’époque de la fureur presque brute et expérimentale de Remission existe à jamais mais reste loin, le quatuor poursuivant la lente, progressive et naturelle évolution de sa musique au fil des décennies. Avec cohérence, assurance et intelligence. Enfin, laissons tomber la dichotomie entre les débuts sauvages et la suite de sa discographie, davantage tournée vers une approche pop, dans le sens noble du terme. Car la musique de Mastodon transcende ces clivages pour proposer une tambouille hautement plus subtile et extrêmement plus complexe que ce que des écoutes distraites voudraient bien constater. Du reste, de la mélodie, il y en a toujours eu dans l’œuvre du groupe, tout comme il y demeure encore de furieuses envolées de rage. Son génie tient dans sa capacité à faire cohabiter tous ces éléments dans un album titanesque, car double, pour commencer, mais surtout par la richesse insensée qui l’habite de bout en bout. Il conviendra de l’apprivoiser au bout de moult écoutes nécessaires pour espérer en saisir les arcanes. Car au prime abord, Hushed and grim se présente comme un monstre tentaculaire replié sur lui-même qui ne laisse aucune prise. Ou plutôt, à l’instar de ce qui figure sur son artwork, un arbre séculaire qui ne se laisse pas escalader mais qui offre ses puissantes ramures pour inviter l’auditeur à un voyage cosmique à son contact. Pas de longue pièce épique pour conclure dans une apothéose (quoique, nous y reviendrons), pas de single à la mélodie évidente (quoique, nous y reviendrons), pas de bestiale et tellurique déflagration pour emporter tous les éléments sur le passage de vagues de lave en fusion. Mais précisément tout cela en même temps, d’un titre à l’autre, voire au sein d’un même morceau.

 

Hushed and grim traîne l’ombre du chagrin et du deuil mais ne s’y complait pas. Il les affronte, les aborde, les embrasse avec courage et dignité. En septembre 2018, Nick John perd son combat contre un cancer du pancréas. Le manager du groupe depuis Leviathan appartenait à la tribu Mastodon : une pièce essentielle, un membre irremplaçable, un mentor paternel. Cet opus lui est non seulement dédié, jusque dans la symbolique paganiste de l’artwork avec cet arbre tutélaire, mais il constitue le fruit du travail cathartique du groupe, qui a concentré les énergies et les forces emportées dans le vide que sa disparition a créé pour les jeter dans les affres de la Création. On ne sait pas si l’Art sauve, mais une chose reste certaine : il transfigure les émotions. Résultat : sans doute l’album le plus personnel, le plus fin et le plus nuancé à ce jour de Mastodon.

 

On pourrait conclure ici cette chronique ultime, mais il convient de se laisser embarquer dans le maelström des 15 titres qui composent l’album pour en dégager toute sa virtuosité. Rien que les 2 premiers illustrent à merveille notre propos inaugural. Si "Pain with an anchor" gagne subrepticement en lourdeur sur son final, avec ce bourdonnement dans le fond qui vient envelopper les riffs assassins, c’est le contraire pour "The Crux". Cette chanson démarre sur les chapeaux de roue, quand tout à coup, silence. Suivi d’une envolée élégiaque au chant et à la guitare, Brent Hinds nous gratifiant d’un solo déchirant qui dialogue littéralement avec les lignes vocales de Troy Sanders, d’une tristesse infinie. Entre-temps, on aura eu droit à une démonstration magistrale dans l’art de la transition. L’enchaînement des riffs précédant le silence s’avère vertigineux. Mastodon ne s’attarde pas en chemin, n’épuise pas les riffs comme peuvent le faire leurs aînés de Neurosis, par exemple. Sans être foncièrement courtes, les chansons se succèdent sans qu’on ait eu le temps de digérer leur puissance intrinsèque. Sans crier gare, nous en sommes déjà au 3e titre, et s’il commence avec un groove dansant, léger et bondissant, "Sickle and peace" n’accorde aucun répit pour autant. Du reste, il ne tarde pas à entraîner l’auditeur vers d’autres sphères, à la fois aériennes et bien ancrées dans la terre. C’est là tout le génie de Mastodon : unir des forces antagonistes, les marier dans une danse nuptiale et funéraire à la fois. Si la mort étend son ombre sur l’album, ce n’est jamais dans un sens macabre. « La mort vient et apporte avec elle la faucille et la paix ».

 

"More than I could chew" constitue le 1e titre de la tracklist clairement lourd, avec ses accords tranchants. Mais là encore, sa démarche pachydermique se mue, sur sa seconde moitié, en un envol providentiel. Ses 2 dernières minutes foutent littéralement la chiale. Mais les larmes ne jouissent pas du temps nécessaire pour rouler sur les joues, "The Beast" et son ambiance country-blues céleste les saisit et les emporte vers les nuées, au son de vocalises éthérées. Le titre déploie alors ses ailes pour gagner en ampleur. La progression naturelle du morceau relève de l’insolence. Tout comme, de manière générale sur tout l’album, les soli tutoient l’indécence dans l’expression de leur variété et de leur ingéniosité. Sans jamais céder à la démonstration technique, ils rivalisent cependant de maestria.

 

Si la 1e approche de l’album laisse une impression de densité (88 minutes au total), c’est en partie grâce ou à cause de l’extrême fluidité de la tracklist, les titres se succédant avec une logique implacable. "The Beast" nous avait laissés dans les hauteurs, c’est là que "Skeleton of Splendor" nous y rejoint. Ballade psychédélique qui tutoie littéralement l’infini, cette chanson ravira les fans de Pink Floyd. C’est à sa suite que s’insère "Teardrinker", le 1e single doté des mélodies les plus amènes de l’album, notamment avec son solo de basse qui rappellerait presque l’univers de Daft Punk. Il possède une certaine élégance, celle de la résilience.

 

A l’instar de cette chanson, l’album se montre beaucoup moins technique qu’à l’accoutumée, toutes proportions gardées, Mastodon préférant travailler ses mélodies, soigner ses ambiances, explorer le son. Sans jamais se déprendre de son sens inné du riffage extra-terrestre. Ça donne lieu à de surprenantes expérimentations vis-à-vis de son répertoire habituel. Témoin "Dagger" et ses relents orientaux. On peut estimer l’ensemble trop lisse. Ce serait alors passer à côté de toutes ses nuances. Car derrière la sobriété apparente se cache la profondeur du propos. Une sincérité dans la volonté d’exorciser la douleur provoquée par la perte pour mieux caresser une certaine forme de sérénité. Les ruptures au sein d’un même titre se font de manière fluide, et quand un morceau garde la même direction tout du long, il tire alors sa force de sa base, solide comme les racines de l’arbre de la pochette et inspirée comme un poète touché par la grâce. Mastodon affiche une confiance sans faille en sa musique qui lui permet d’assumer la pudeur qui traverse des ballades comme "Had it all", typiquement le genre de pièce qui donne envie de pleurer sous la pluie en souriant, ou l’audace des digressions de titres comme "Peace and tranquillity".

 

Mastodon nous a habitués aux projets conceptuels. Son oeuvre narre des aventures fantastiques avec l’éloquence des grands conteurs. Ici, il raconte un voyage personnel qui confine à l’universel : le deuil que tout un chacun peut éprouver dans sa vie. Avec humilité, Hushed and grim explore toutes les étapes de ce processus douloureux. Partant, l’aspect progressif de la démarche se traduit en musique sur l’ensemble de l’album davantage qu’au sein des titres qui le composent. On a parlé de la pertinence de la tracklist, on peut également souligner la manière dont certaines pièces du puzzle fonctionnent carrément ensemble. Pas de long morceau de bravoure comme "The Last Baron" ? Qu’à cela ne tienne : écouter "Gobblers of dregs" et "Eyes of serpents" d’une traite revient à assembler 2 parties d’une pièce monumentale, mélancolique en diable, contemplative à vous faire accueillir la vie et la mort avec fierté. La densité de l’album y devient alors évidente et limpide. La peine y devient solaire.

photo de Moland Fengkov
le 26/10/2021

7 COMMENTAIRES

Ludwigretsch

Ludwigretsch le 26/10/2021 à 14:49:24

Je l'attends impatiemment et assez confiant après les très bons premiers tracks dévoilés ! J'attends sa sortie vendredi et hâte d'insérer la galette dans ma petite Volvo... Après deux opus en demi-teinte, je les sens vraiment bien les Masto' pour le coup. J'aime beaucoup ce groupe, leur attitude, et je trouve qu'ils ont définitivement trouver leur place sur scène depuis quelques années !

Moland

Moland le 27/10/2021 à 01:03:19

Cet album s'inscrit dans la suite logique des précédents, en cela qu'il poursuit l'évolution de leur musique. Perso, je le trouve presque parfait de bout en bout, en cela qu'il se montre cohérent, dans sa forme et son fond (son propos), et trouve son équilibre. Chef d'oeuvre.

Xuaterc

Xuaterc le 27/10/2021 à 07:53:29

Je n'ai jamais vraiment été convaincu par les précédents albums du groupe, encore moins par les lives, mais ce que tu écris me donne envie de donner sa chance à celui-ci, une fois qu'il sera sorti

Xuaterc

Xuaterc le 27/10/2021 à 07:54:00

Très très chouette chro Moland

Moland

Moland le 27/10/2021 à 14:04:42

Xuaterc merci d'avoir lu.
J'espère que t'auras pas l'impression d'avoir eu affaire à de la publicité mensongère, en écoutant. Verdict vendredi 

noideaforid

noideaforid le 07/12/2021 à 18:18:23

Ta chronique est parfaite!
c'est une montagne d'émotion l'album.

Moland

Moland le 06/06/2022 à 18:03:21

Merci de l'avoir lue :) Album qui fout la chiale sans se lamenter. Génial. 

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